Utiliser l’IA générative pour innover : entre puissance créative, biais cognitif et jugement limité
L’innovation est aujourd’hui un facteur clé de succès pour les organisations, leur permettant de s’adapter aux changements rapides et de résoudre des problèmes complexes. Dans ce contexte, les IA génératives sont de plus en plus utilisées, notamment pour soutenir la génération d’idées. Pourtant, malgré leur adoption croissante, nous disposons encore de peu de recul scientifique sur leur réel impact créatif et leurs limites.
Cet article s’appuie sur un article scientifique publié dans la revue Frontiers in Psychology (Desdevises, 2025). Il repose sur une expérimentation menée dans le cadre d’un projet de R&D labellisé Crédit Impôt Recherche (CIR) au sein d’OCTO Technology. À travers cette expérimentation, j’explore le potentiel et les limites de l’IA générative (ChatGPT-4o) à stimuler la créativité.
I. La créativité : un phénomène fascinant... et faillible 🎨
La créativité est définie comme la capacité à produire des idées à la fois nouvelles et adaptées (Amabile, 1996 ; Sternberg & Lubart, 1995). Elle est essentielle pour innover, résoudre des problèmes complexes ou encore prendre des décisions dans des contextes incertains.
Toutefois, elle n’échappe pas à l’influence de biais cognitifs, et plus spécifiquement à celui de l’effet de fixation. Le biais de fixation survient lorsque nous restons bloqués sur des idées classiques, conventionnelles ou familières (Finke et al., 1992 ; Smith et al., 2015) alors que nous devons générer des idées créatives, originales, nouvelles. En effet, notre cerveau va généralement suivre la "voie de la moindre résistance", générant des idées influencées par nos connaissances les plus facilement accessibles.
Pour dépasser ce biais, certains chercheurs ont montré l'importance de l'inhibition cognitive (e.g., Finke et al., 1992 ; Cassotti et al., 2016), c’est-à-dire la capacité à bloquer les idées classiques afin d’activer une pensée plus originale. Des travaux récents ont également montré que les individus étaient capables de discriminer leurs idées classiques, influencées par l’effet de fixation, de leurs idées originales (Camarda et al., 2024; Desdevises, 2021) : lorsqu’ils sont invités à évaluer chacune de leurs idées sur une échelle de créativité en 7 points, ils attribuent spontanément des scores plus élevés aux idées originales qu’à celles relevant du biais de fixation. Cette capacité à évaluer la qualité créative de leurs propres idées relève d’un processus métacognitif, et pourrait constituer un levier pour contrer l’effet de fixation, en favorisant la sélection et l’exploitation des idées les plus créatives.
II. L’IA générative est-elle créative… ou juste très rapide à répéter ce qu’elle a appris ? 🚀
Afin de stimuler la créativité, les organisations explorent de nouveaux outils comme l’intelligence artificielle (IA) générative, celle-ci étant de plus en plus utilisée dans les pratiques professionnelles (Boston Consulting Group, 2023; Deloitte, 2023). ChatGPT s'est imposé comme un acteur majeur, avec plus de 300 millions d'utilisateurs hebdomadaires fin 2024 (Roth, 2024) et une utilisation croissante dans tous les secteurs (Leptidigital, 2025), notamment comme moyen de soutenir la génération d'idées (IBM, 2023, 2024).
Malgré les avancées récentes dans l’étude de la créativité de l’IA générative, peu de travaux ont comparé de manière systématique les processus impliqués dans la créativité humaine et ceux des modèles comme ChatGPT. La plupart des recherches se concentrent sur des évaluations subjectives de la créativité (i.e., jugements humains sur l’originalité ou la qualité perçue des idées), sans explorer si ces systèmes reproduisent ou dépassent certains biais cognitifs humains, comme l’effet de fixation qui limite l’originalité des idées (Doshi & Hauser, 2024; Wadinambiarachchi et al., 2024).
Ainsi, une question centrale se pose : ces outils favorisent-ils réellement la créativité ou reproduisent-ils les mêmes biais cognitifs que les humains ? Plus précisément, est-ce que ChatGPT génère des idées originales, ou est-il lui aussi soumis à l’effet de fixation ? Par ailleurs, peut-il évaluer la qualité créative de ses propres productions, comme le feraient des humains ?
III. Le protocole : ChatGPT face à une tâche créative standardisée 🔬
Pour tester les capacités de ChatGPT-4o tout en évaluant le biais de fixation, j’ai utilisé la tâche de l'œuf (Agogué et al., 2014). Cette tâche est une tâche de pensée divergente qui demande d’imaginer le plus d’idées créatives possible pour éviter qu’un œuf lâché d’une hauteur de 10 mètres ne se casse. Grâce à une cartographie établie a priori et validée statistiquement par la suite (e.g., Agogué et al., 2014), les idées générées et recueillies sont classées selon deux grandes familles : (1) les idées en fixation : communes, attendues, statistiquement très citées par les individus. Elles viennent de 3 catégories classiques de réponses (i.e., protéger l'œuf, ralentir la chute et amortir le choc). (2) Les idées en expansion : plus rares, originales, provenant de 7 autres catégories de réponses (e.g., utiliser des êtres vivants, modifier les propriétés de l’environnement, agir avant la chute ; voir Camarda & Cassotti, 2024)
Ainsi, grâce à cette tâche standardisée, j’ai pu comparer l’IA générative aux individus humains sur quatre indicateurs de créativité :
- La fluence : le nombre total d’idées générées
- La flexibilité : le nombre de catégories explorées
- La fixation : le nombre d’idées conventionnelles
- L’expansivité : le nombre d’idées originales
IV. Résultats : un générateur plus qu’un créateur
✅ Plus de quantité (fluence), et plus de diversité (flexibilité)
L’IA générative testée génère significativement plus d’idées que les humains et explore une plus grande diversité de catégories sémantiques. En effet, ChatGPT-4o va proposer entre 25 et 30 idées (mdn=30.0) alors que les humains en génère entre 6 et 9 (mdn=7.0).
✅ Plus d’idées originales
Grâce à ses vecteurs sémantiques, ChatGPT est un outil capable de naviguer efficacement et très rapidement dans différents réseaux sémantiques (flexibilité), ce qui lui permet d’associer des concepts lointains et d’aller au-delà des associations les plus évidentes. En effet, ChatGPT génère plus d’idées créatives, originales que les êtres humains: on observe entre 4 et 10 idées en expansion (mdn=6.0) pour l’IA générative contre 1 à 3 idées en expansion pour les humains (mdn=2.0).
👎 Mais un biais de fixation similaire à celui des humains
Malgré cette puissance de génération et un nombre d’idées originales plus important, ChatGPT-4o produit également plus d’idées en fixation (mdn=22.5, IQR=18.0-27.0) que les individus (mdn=5.0, IQR=4.0-6.0).
De plus, sur l’ensemble des idées proposées, on note une proportion significativement supérieure d’idées classiques par rapport aux idées créatives. Cette proportion majoritaire d’idées en fixation est comparable à celle observée chez les humains (entre 75 et 80%). Cela suggère que le modèle est influencé par des associations dominantes, apprises dans ses données d’entraînement.
👎 Et une incapacité à distinguer le banal de l’original
ChatGPT-4o ne semble pas capable de différencier clairement les idées créatives des idées conventionnelles. Il évalue en effet de la même façon ses idées en fixation (mdn=5.2, IQR=5.2-5.3) et ses idées en expansion (mdn=5.27, IQR=5.1-5.5).
📌 Résumé des résultats: cette étude a permis de montrer que ChatGPT génère un grand nombre d’idées très rapidement, ce qui est un avantage indéniable : il est en effet capable de proposer 4 fois plus d’idées que les humains en quelques secondes seulement (contre 10 minutes pour les humains). Au sein des idées générées, l’IA générative propose près de 3 fois plus d’idées originales que les humains. Toutefois, ChatGPT est tout aussi sujet au biais de fixation que l’être humain, la majorité des idées qu’il propose sont tout à fait communes, classiques. De plus, lorsqu’on lui demande a posteriori d’évaluer ses idées, on constate qu’il ne fait nullement la différence entre ses idées avec valeur créative (i.e., en expansion) et ses idées avec peu de valeur, c’est à dire les idées familières (i.e., en fixation). Cela laisse supposer que même si on lui demandait explicitement de filtrer ses idées et de ne sélectionner que les idées originales, l’outil n’en serait pas capable. Cette hypothèse sera testée expérimentalement dans une future étude.
V. Pourquoi ces données sont importantes ? 🧠
Ces résultats posent plusieurs défis pour l’intégration de l’IA dans les processus créatifs :
- L’IA générative n’est pas un agent créatif autonome : elle ne possède ni conscience, ni intention, ni véritable capacité d’auto-évaluation (Bai et al., 2025).
- Elle peut générer des idées intéressantes en très peu de temps, mais a besoin d’un cadre humain d’évaluation et de sélection.
- Elle reproduit des biais cognitifs humains comme l’effet de fixation (Finke et al., 1992 ; Smith et al., 2015), ce qui limite son potentiel disruptif si elle est utilisée sans discernement.
- Elle ne distingue pas encore spontanément ce qui est réellement créatif de ce qui est simplement fréquent, classique.
🔄 Vers une créativité hybride : l’humain + l’IA
Ce que mon étude suggère, c’est que le véritable potentiel de l’IA générative réside dans la collaboration homme–machine. L’IA peut proposer rapidement un large éventail d’idées, mais c’est à l’humain de juger, sélectionner, affiner, et donner du sens. Ce modèle hybride permettrait de tirer parti de la vitesse et diversité sémantique de l’IA, mais également de la sensibilité contextuelle, critique et éthique de l’humain.
En résumé :
Ce que fait bien ChatGPT-4o ✅ | Ce qu’il ne fait pas encore bien 👎 |
---|---|
Générer beaucoup d’idées | Éviter le biais de fixation |
Explorer des concepts variés | Distinguer l’original du classique, s’auto-évaluer ou filtrer |
Inspirer les humains |
📚 Références clés :
Cet article est basé sur l’étude scientifique suivante :
- Desdevises, J. (2025) The Paradox of Creativity in Generative AI: High Performance, Human-like Bias, and Limited Differential Evaluation. Frontiers in Psychology, 16, 1628486.
Autres articles scientifiques :
- Agogué, M., Kazakçi, A., Hatchuel, A., Le Masson, P., Weil, B., Poirel, N., et al. (2014). The impact of type of examples on originality: explaining fixation and stimulation effects. J. Creat. Behav. 48, 1–12. doi: 10.1002/jocb.37
- Amabile, T. M. (1996). Creativity in Context. Boulder, CO: Westview Press.
- Bai, T., Cao, Y., Ge, Y., and Yu, H. (2025). MP: Endowing Large Language Models with Lateral Thinking. In Proceedings of the AAAI Conference on Artificial Intelligence 39, pp. 23460–23468. doi: 10.1609/aaai.v39i22.34514
- Camarda, A., & Cassotti, M. (2024, May 6). Methodology to analyse the divergent thinking egg task. https://osf.io/ax67z
- Cassotti, M., Camarda, A., Poirel, N., Houdé, O., and Agogué, M. (2016). Fixation effect in creative ideas generation: opposite impacts of example in children and adults. Think. Skills Creat. 19, 146–152. doi: 10.1016/j.tsc.2015.10.008
- Desdevises, J. (2021). Rôle du contexte social dans le développement de la génération d’idées créatives (Doctoral dissertation, Université Paris Cité).
- Desdevises, J., and Cassotti, M. (2024). How do out-group and in-group competitions influence idea generation in creative problem solving? Int. J. Des. Creat. Innov. 12, 258–273. doi: 10.1080/21650349.2024.2377548
- Finke, R. A., Ward, T. B., and Smith, S. M. (1992). Creative Cognition: Theory, Research, and Applications. MIT Press, Cambridge, Massachussetts. doi: 10.7551/mitpress/7722.001.0001
- Guzik, E. E., Byrge, C., and Gilde, C. (2023). The originality of machines: AI takes the Torrance Test. J. Creat. 33:100065. doi: 10.1016/j.yjoc.2023.100065
- Smith, A. R., Steinberg, L., Strang, N., and Chein, J. (2015). Age differences in the impact of peers on adolescents’ and adults’ neural response to reward. Dev. Cogn. Neurosci. 11, 75–82. doi: 10.1016/j.dcn.2014.08.010
- Sternberg, R. J., & Lubart, T. I. (1995). Defying the crowd: Cultivating creativity in a culture of conformity. Free Press.
- Wadinambiarachchi, S., Kelly, R. M., Pareek, S., Zhou, Q., and Velloso, E. (2024). The effects of generative AI on design fixation and divergent thinking. Proceedings of the 2024 CHI Conference on Human Factors in Computing Systems. doi: 10.1145/3613904.3642919
Sources professionnelles et rapports :
- IBM. (2023 updated in 2025). The ingenuity of generative AI at scale. IBM Institute for Business Value. Available online at: https://www.ibm.com/thought-leadership/institute-business-value/en-us/report/scale-generative-ai
- IBM. (2024). Generative AI use cases for the enterprise. IBM Think. Available online at: https://www.ibm.com/think/topics/generative-ai-use-cases
- Boston Consulting Group (2021). How People Can Create—and Destroy—Value with Generative AI. Available online at: https://www.bcg.com/publications/2023/how-people-create-and-destroy-value-with-gen-ai
- Deloitte. (2023). Les entreprises sont-elles prêtes pour l’IA générative? Available online at: https://www.deloitte.com/fr/fr/our-thinking/explore/tech/entreprises-sont-elles-pretes-pour-ia-generative.html
- Roth, E. (2024). ChatGPT now has over 300 million weekly users. The Verge. Available online at: https://www.theverge.com/2024/12/4/24313097/chatgpt-300-million-weekly-users
- Lepti Digital. (2025). Le marché mondial de l’IA : vers 500 milliards en 2028, 1 000 milliards en 2031? Available online at: https://www.leptidigital.fr/intelligence-artificielle-ia/marche-mondial-ia-milliards-dollars-2028-2031-75862/