School of Product 2024 Compte rendu Explorer : L'utilité, un paradoxe vital
Le Colonel Solène BENY, ancien Officier dans l’armée de l’air, nous partage ses réflexions sur l’utilité et la tech dans le monde militaire comme un miroir des réflexions que nous pouvons avoir sur la technologie et l’utilité dans les produits en général.
Après avoir commandé des escadrons de soutien, elle est à présent au bureau de pilotage à l’état-major des armées.
Son envie est de nous faire découvrir l’innovation et la technologie dans le monde militaire. L’innovation et technologie, c’est plus qu’utile; c’est vital pour prendre l'ascendant sur l’adversaire. Le Colonel nous fait alors un survol historique pour montrer combien l’innovation technologique est décisive contre un adversaire.
- En 1415, la bataille d’Azincourt est remportée par l’Angleterre car ses troupes avaient innové en construisant des arcs beaucoup plus grands et plus puissants que ceux des Français.
- En 1945, face au Japon qui ne veut pas capituler, les armées américaines lancent la première bombe atomique sur Hiroshima. Quelques jours plus tard, le 14 août, le Japon capitule.
- Plus proche de nous en 2022, la guerre qui oppose l'Azerbaïdjan à l’Arménie sur le Haut Karabakh est décisive avec l’utilisation de drones. En moins de 50 jours, la guerre est gagnée par l'Azerbaïdjan.
“Posséder une technologie que l’adversaire n’a pas, est vital pour les militaires”.
Cela dépasse l’armement aujourd’hui. En termes de réflexion, il est courant de mobiliser la Boucle Décisionnelle de John BOYD, pilote de chasse, conceptualisée à la fin des années 50. Cette boucle OODA doit tourner plus vite que celle de l’adversaire.
Aussi, pour Observer, pour Orienter, pour Décider et Agir, la technologie est essentielle grâce aux satellites, à la communication, aux ordinateurs, au traitement de la donnée, ou encore à l’Intelligence Artificielle.
Pour matérialiser cette boucle, le Colonel prend 2 exemples distincts dans le temps.
- 1991, en Irak, si un soldat voit un ennemi, l’information remonte et la décision intervient en 24 à 48h.
- 10 ans plus tard en Afghanistan, cela prend moins de 20 min car on observe plus vite, la décision est donc plus rapide.
Depuis une vingtaine d’années, la technologie a transformé la nature même de la guerre. La guerre se mène à présent en multi-milieux multi-champs : en plus de la terre, de la mer et du ciel, il y a d’autres champs comme le milieu cyber et également dans le champ informationnel avec les Réseaux Sociaux. Les armées doivent également maîtriser ces technologies pour agir dans ces champs.
Ce fut le cas en avril 2022 au Mali pour l’armée française : cette dernière libère un champ militaire; Gossi est rendu aux maliens. Arrive alors un tweet montrant des exécutions sommaires qui auraient été commises par les armées françaises. Ces dernières ont réagi avec des cyber combattants. En mobilisant les technologies de type drones, la zone a été filmée et cela a permis de démontrer que c’est la milice Wagner qui avait commis ces exactions.
Il faut donc aussi éviter la désinformation.
Toutefois, il est important de nuancer l’impact de la technologie. Être dépendant d’une technologie, c’est anticiper car la technologie peut être perdue. Le Colonel prend l’exemple d’un avion de chasse. Il faut penser la redondance. Par exemple, disposer des avions à plusieurs endroits pour agir et réagir, en évitant de concentrer ses forces au même endroit.
Il est important d’aller plus loin et d'imaginer que nous n’avons pas la technologie: il faut alors mobiliser des produits de substitution. Par exemple, le GPS est indispensable pour faire la guerre. Que faire quand il est brouillé ? Dès la conception, il faut prendre en compte ce facteur. Un avion de chasse, un rafale par exemple, utilise un GPS mais aussi une centrale inertielle avec un gyroscope pour pouvoir naviguer. Enfin, à l’école militaire, nous apprenons encore à s’orienter avec carte et boussole.
Nous avons un deuxième problème avec la technologie: l’argent. Car la technologie coûte cher et même de plus en plus cher. Norman Augustine, Sous-Secrétaire de l’armée américaine dans les années 70 a démontré via des aphorismes :
“Au rythme où vont les choses, les US en 2054 ne pourront s’offrir qu’un seul avion de chasse.”
Comme le budget est limité, il y a une réduction des formats des armées, donc moins de matériel. En 1991, l’URSS se retrouve prise au piège dans la course aux armements ce qui a entre-autres conduit à sa chute. Si nous prenons l’exemple de l’avion F22 américain qui sait tout faire, est super agile et super connecté... Le coût du programme ayant crû de 400%, les américains ont décidé d’arrêter d’en produire pour finalement en construire un peu moins de 200. Un second exemple est le char T14 russe extrêmement sophistiqué. En Ukraine, la Russie ne l’utilise pas car elle ne peut pas se le permettre de les perdre.
Pour résoudre ce dilemme, les armées occidentales se positionnent sur le High Low Mix - imagé par la métaphore de l’éléphant et des fourmis - mélange entre des produits très technologiques (temps, argent pour développer, pour l’acheter pour le maintenir) et à côté le low, la masse, les armes d’usure. Le sujet n’est pas de choisir l’un ou l’autre mais de trouver l’équilibre entre ces technologies.
Enfin, la technologie n’est pas suffisante pour faire la guerre. Le Général Beaufre en 1963 a établi une formule de la stratégie pour prendre en compte ce qui doit permettre de gagner une guerre.
S = K F Ψ t
Le F représente les forces matérielles: produits, armements, innovations.
Le Ψ symbolise les forces morales : des femmes et des hommes qui ont des compétences pour mettre en œuvre la technologie et qui sont prêts psychologiquement à faire la guerre. L’Ukraine utilise beaucoup de drones; c’est pourquoi les Russes cherchent à s’attaquer d’abord à l’humain qui sait maîtriser le drone.
Le t, c’est le temps : il peut être un inconvénient comme une opportunité. Toujours en mobilisant le conflit en Ukraine, le Colonel nous présente une modélisation du temps entre Russie et Ukraine sur les 3 dernières années et comment selon les périodes, l’ascendant fluctue entre les deux pays.
Enfin, le K est le facteur spécifique du cas particulier : il est difficile de tout prévoir. Cela renvoie à la chance ou a contrario la malchance, au génie du chef (comment penser la guerre, etc). Elle cite alors la Bataille d’Austerlitz en 1805 pendant laquelle Napoléon fait courir le bruit que ses forces sont affaiblies et se retirent de certaines zones d'Austerlitz. Les Russes et les Austro-Hongrois investissent l’endroit. Napoléon a emmené l’ennemi là où il voulait et a attaqué avec un facteur chance : une épaisse couche de brouillard le soir a permis de dissimuler ses troupes et ce brouillard s’est levé très rapidement au matin pour l’attaque.
Pour être stratège, il faut réfléchir et prendre du temps: envisager le problème le plus probable.
“Les plans ont peu d’importance, mais la planification est essentielle.”
Cela se passe rarement comme prévu. Donc il est important de planifier pour anticiper. Et de s’entraîner pour voir ce que nous pouvons améliorer.
Aussi, l’innovation et la technologie sont vitales; pour autant, il ne faut pas tout miser sur elles. Les observations des conflits permettent de tirer des RETEX (retours d’expérience sur les armes, les technologies). Nous apprenons des théâtres de guerre pour faire évoluer les produits avec les industriels de l’armement. Le Colonel cite alors le cas de la Mer rouge : les Houthis font de nombreuses attaques de drones. Afin d’éviter l’utilisation de missiles trop chers, ce sont des canons qui sont utilisés car plus adaptés.
Pour conclure, il appartient à chacun de s’inspirer de l’environnement militaire pour réfléchir dans quelle mesure la technologie et l’innovation sont importantes dans le déploiement de nouveaux produits.