School of Product 2024 - CR de la conférence de Samah Karaki : peut-on encore créer l'utile ?
Il y a 1 mois tout juste, l’édition 2024 de la conf’ School of Product se clôturait par l’intervention de Samah Karaki.
Samah est une neuroscientifique franco-libanaise qui a notamment fondé le Social Brain Institute en 2014 pour promouvoir la justice sociale et environnementale à travers les sciences cognitives. Elle est également l’auteure de plusieurs livres dont le "Le talent est une fiction" (2023) et "L'empathie est politique" (2023), où elle explore les implications sociales et politiques des neurosciences.
Pour cette conférence, Samah Karaki explore avec nous les notions de la créativité, de flexibilité cognitive et d’utilité.
Elle démarre par cette question posée à l’audience :
“Êtes-vous créatifs ?”
Qu’est-ce que “être créatif” ?
Selon Samah, il n’y a pas de fondement scientifique pour expliquer ce qui est créatif ou non.
On pourrait cependant considérer un ensemble de disciplines qui pourraient nous donner des éléments de réponse dont la psychologie, la philosophie, l’anthropologie, le langage, les neurosciences et l’intelligence artificielle… Il n’y pas de discipline maîtresse dans cet ensemble (comme il n’y a pas de vérité unique), mais juste une tentative ambitieuse de considérer le monde via plusieurs disciplines.
Si on s’intéresse aux neurosciences, domaine de prédilection de Samah Karaki, elle nous rappelle que notre cerveau est en activité constante et cherche constamment à remettre du sens. Ce procédé peut être détaillé sous la forme de nombreuses fonctions exécutives du cerveau, qui ont toutes pour point commun d'être très énergivores pour nous. Parmi ces fonctions exécutives, Samah cite par exemple le raisonnement abstrait, l’inhibition, le maintien attentionnel, le contrôle et initiation du comportement, la résolution de problèmes, .. et bien d'autres dont la flexibilité cognitive.
Attardons-nous sur cette dernière. Le rôle de la flexibilité cognitive est de permettre de ne pas faire une tâche automatiquement, mais de challenger le raisonnement derrière. C’est le même principe pour changer un avis ou se résister à soi même (ce que l’on sait/connaît et que l’on a envie de faire) : dans les 2 cas c’est très compliqué car cela demande beaucoup d’énergie.
Comme vous respirez de manière automatique, vous : conduisez, parlez une langue, jugez en quelques millisecondes quelqu'un que vous croisez…. Ainsi, quasiment 100% des décisions que vous prenez sont prises de manière intuitive. Elles se basent sur des apprentissages du cerveau qui sont devenus des automatismes.
Changer d’avis devient donc une vraie guerre contre soi-même, revient à aller contre son désir ou autrement dit résister à une vague très puissante qui émerge de mon cerveau.
En partant de ce postulat, le processus créatif est donc une forme d'audace de réussir à s’avouer que ce que l’on pense comme on respire, est discutable.
"La plus belle définition de la créativité est : la capacité voir l'audace de se résister à soi-même"
Créativité et contraintes
La créativité est également rendue possible par des tensions, par des contraintes fortes.
Rattachons cela au concept de l'utilité, thème fort de l'édition School of Product de cette année. Samah Karaki nous rappelle les 3 grandes contraintes (ou pilliers) de Vitruve qui vont guider le travail d'un architecte :
Est-ce solide (Firmitas) ? Est-ce beau (Venustas) ? Est-ce utile (Utilitas) ?
Si je n'ai que la beauté, ou que la solidité mais pas d'utilité...je tombe dans l’ego du créateur.
(Cela me fait fortement penser aux métriques de Vanité (vanity metrics) où l'on préfère mesurer et mettre en avant tout ce qui flatte l'égo, mais pas ce qui touche à l'impact de ce qu'on fait et à la finalité).
Quelles contraintes pourrions nous nous poser dans le monde d'aujourd'hui pour nous rendre créatifs ?
L'environnement pourrait en être une, l'utilité pourrait en être une autre très forte.
Quand je vais penser l'utilité, je vais la penser pour les personnes à qui j'adresse ce processus créatif.
On parle ici d'empathie. Mais avec la notion d'empathie se pose la question :
"Est ce que je suis moi même en capacité de comprendre les personnes, leurs besoins, leurs désirs quand je suis en train de créer des solutions ou des produits pour elles" ?
Compliqué car, nous avons vu précédemment que nos automatismes nous renferment sur nous même et qu'il est donc faux de penser de penser qu'on peut se projeter dans les besoins ou automatismes de quelqu’un d’autre.
Comment faire dans ce cas ?
2 pistes sont proposées par Samah Karaki pour conclure :
- Du moment où on accepte que nous ne connaissons pas les autres, et que l’on accepte de ne pas vivre la même expérience qu’eux, que l'on a pas les mêmes automatismes..on gagne une certaine forme de réalisme, voire d'humilité.
- Si l'empathie n'est pas suffisante, pour en sortir nous pourrions envisager de réfléchir à plusieurs, avec des gens de cultures et expériences du monde différentes.
En faisant cela, on s'efforce à sortir du domaine du confortable, on combat nos automatismes et on augmente donc nos chances d'être créatifs et de créer des solutions réellement utiles.
À vous de jouer ;)