School of Product 2024 - Compte-rendu Loin des yeux, loin du cœur : la réalité des travailleurs du numérique
Bela Loto-Hiffler est une spécialiste du Numérique Responsable. Elle est la fondatrice et présidente de Point de M.I.R, Maison de l'Informatique plus Responsable dont l'objectif est de rendre visible l'immatériel, en dénonçant la croissance numérique, la violation des droits humains et les coûts environnementaux et sociaux des produits numériques.
Dans son talk, elle parcourt le cycle des vies d’un produit et d’un service numérique, qu’elle présente comme un état des lieux inhabituel, un petit voyage dans un monde qui se passe loin de chez nous, pour que l’on ne l’oublie pas.
Le cycle des vies s’organise en 4 temps :
Extraction
“Nous ne mangeons ni lithium ni batterie. Nous buvons de l’eau” Veronica Chavez - Kolla Santuario
A l’origine d’un produit numérique, il y a des mines d’extraction de métaux tels que le cobalt et le lithium. Ces mines peuvent être dites industrielles ou artisanales.
Dans les mines artisanales, qui représentent 80% des mines dans le monde, les conditions de travail, de logement et de soins sont dramatiques. L’exploitation des enfants est très peu contrôlée, et certaines mines sont entre les mains de réseaux criminels ou militaires.
Ce sont les mines artisanales de cobalt en République démocratique du Congo (RDC) qui vont nous intéresser dans un premier temps. La RDC est tristement plus connue que les autres pays miniers, dû à l’horreur qui y règne, car 68% de la production du cobalt y est réalisée.
“Minerais de sang”, c’est l’expression utilisée pour désigner certaines mines, dont la production est souvent contrôlée par des groupes armés, comme en RDC.
Quelques chiffres :
- 8 à 10 Millions de morts sur ces mines depuis 25 ans
- 18h de travail par jour pour les mineurs qui y travaillent
- 800 000 femmes violées sur les 10 dernières années
Continuons notre voyage et arrêtons-nous maintenant au Chili, où des mines artisanales y sont construites dans des zones extrêmement pauvres en eau.
Les peuples autochtones qui vivent autour de ces mines artisanales ont besoin d’eau pour survivre et de la production de lithium aussi. Dans le secteur minier, la répression militaire est très utilisée pour délocaliser ces peuples afin de construire de nouvelles mines.
Bela nous parle du paradoxe de la beauté des salines (aussi appelés “champs de Lithium”) en Amérique latine : des champs bleu turquoise à perte de vue, à en couper le souffle…
La production de lithium sert entre autres à la construction de batteries utilisées pour alimenter les voitures électriques. Les peuples locaux qui travaillent dans ces mines n’en verront probablement jamais de leur vie.
La première étape d’extraction est donc majoritairement faite dans des mines artisanales, dans lesquelles les droits humains fondamentaux sont bafoués.
C’est dans ce contexte que le gouvernement Français a annoncé vouloir créer un label “mine responsable” en France. Bela nous rappelle que ce concept n’existe pas. L’ouverture d’une mine responsable en France n’entraînera pas la fermeture des autres mines déjà existantes.
Lors de l’achat d’un produit numérique, il est très difficile de tracer la provenance du Cobalt et du Lithium qui le constitue. Bela nous parle donc du concept de “Red IT” en opposition avec le terme “Green IT” que l’on voit fleurir un peu partout.
Fabrication
“Croissance, ton nom est souffrance” - Terry Gou - Foxconn
La 2ème escale du voyage proposé par Bela nous amène dans les usines d’assemblage en Chine. Une image nous est montrée : des milliers d’ouvriers à la tâche, semblable à des poules pondeuses enfermées dans un hangar.
Foxconn est le plus grand employeur privé de Chine, dans la ville de Shenzhen notamment. Dans cette usine sont assemblés un grand nombre de produits numériques bien connus du grand public. Apple, Sony, Motorola, Dell, Microsoft, Nintendo…
“As human beings are also animals, to manage 1 million animals gives me headaches”. Terry Gou, le PDG de Foxconn, compare ouvertement en 2012 ses employés à des animaux. Les méthodes de ces usines d’assemblage s’apparentent à du travail forcé.
En 2010, 14 ouvriers se suicident. Deux ans plus tard, la direction interdit le suicide sur le lieu de travail, pour se dédouanner en cas de récidive des ouvriers.
En 2012, un scandale éclate à Foxconn: des étudiants déclarent avoir été forcés par leur école à travailler dans cette usine pour produire l’iPhone 5.
Foxconn n’est pas la seule entreprise d’assemblage à instaurer des conditions de travail inhumaines. Pegatron, un autre assembleur des produits Apple, est aussi au centre de controverses. En plus des horaires de travail insoutenables, les ouvriers sont exposés à des solvants très nocifs, tel que le benzène. Cette exposition sans les protections nécessaires amène à des empoisonnements chimiques du sang, terminant parfois en leucémies.
Utilisation
“Derriere chaque col blanc se cachent des milliers de cols bleus” - Antonio Casilli, En attendant les robots.
La 3ème étape du voyage de Bela nous amène à ouvrir les yeux sur la réalité de ce qu’on considère comme automatique. Qui sont ces gens qui nous permettent d’utiliser au quotidien les services numériques d’aujourd’hui ?
Bela nous parle des “microtâcherons” d’Amazon, des petites mains de l’IA et des modérateurs du web.
Amazon Mechanical Turk (AMT) est un service de “micro-travail” d'Amazon, en place depuis 2005, qui fait appel à des humains pour effectuer des tâches répétitives qu’une IA pouvait difficilement faire.
Voici une liste non exhaustive d’exemples des tâches effectuées par les micro-tâcherons :
- Renommer des images
- Entrer des numéros de téléphones et des adresses de restaurants sur Google
- Retranscrire une bande son en texte
- Retranscrire des détails d’un produit à partir d’une image
Le nom de ce service fait référence au “Turc mécanique”, un canular élaboré au 18ème siècle, qui faisait croire au public qu’un robot pouvait battre un être humain aux échecs.
En réalité, une personne était cachée sous la table et faisait bouger les mains de la marionnette.
AMT reprend donc ce terme, qui n’est pas anodin, pour définir ces micro-tâcherons du net, qui permettent de faire croire au reste des utilisateurs web qu’un service fonctionne de manière automatique. Là encore, Bela nous rappelle la réalité des travailleurs du numérique, qui agissent dans l’ombre.
Un autre métier invisibilisé nous est décrit par Bela : les modérateurs du web.
Dans leur vie quotidienne, ils ingèrent les atrocités humaines du web, en faisant le tri sur le contenu signalé par les utilisateurs. Leur travail consiste à purger les sites internets et les réseaux sociaux des photos, vidéos et commentaires abjects qui les inondent. Ces photos et vidéos contiennent la plupart du temps des actes extrêmement violents : meurtres, attentats, viols, pédophilie et agressions sexuelles.
Ces travailleurs sont sous payés malgré les dégâts psychologiques irréparables que produisent la vue de ces contenus. La dureté de leurs tâches fait qu’ils ne peuvent pas travailler plus de 3 ans dans ce domaine, et doivent gérer leur charge mentale avant de rentrer chez eux pour ne pas affecter leur familles.
Pour aller plus loin sur ce sujet et se plonger dans le quotidien d’un modérateur du web, Bela nous partage son podcast : “Les mangeurs et mangeuses de pêchés”.
Fin de vie
“Agbogbloshie, inépuisable gisement, nécropole de notre monde, ossuaire de nos progrès, charnier de notre espèce : c’est ici que s’enterrent et s’incinèrent nos existences" - Guillaume Poix, Les fils conducteurs, Gallimard, 2017
La dernière étape du cycle des vies d’un produit numérique est la décharge.
Bela nous montre des photos d’Agbogbloshie, une banlieue d’Accra, la capitale du Ghana, qui a été depuis démantelée. Cette banlieue est connue pour être une décharge d’équipements électriques et électroniques.
L’espérance de vie des recycleurs ne dépasse pas 10 ans. Ils brûlent des câbles électriques à longueur de journée pour les décortiquer et en extraire les métaux. Les produits toxiques qui émanent de cette combustion génèrent de graves maladies dermatologiques. Les nappes phréatiques situées sous ces décharges sont aussi impactées par cette pollution.
Conclusion
Bela nous questionne sur nos usages, et nos achats de produits électroniques. Elle propose d’instaurer un indice d’humanité :
Allonger la durée de vie du matériel et faire de la conception responsable ne suffit pas. Nous avons un devoir de vigilance lors de nos achats de produits et de services numériques.
OCTO Technology propose d’ailleurs une formation en partenariat avec Green IT pour aller plus loin sur le cycle de vie d’un service numérique.
Pour faire un petit ordinateur, il faut plus de 7000 prestataires différents : il est donc très compliqué de tracer les conditions de travail de ces multiples prestataires.
Que pouvons nous faire maintenant que nous avons conscience de la réalité des travailleurs du numériques ?
Voici quelques pistes d’actions que Bela nous propose :
- Ne pas travailler avec n’importe qui : vérifier les provenances des matériaux qui constituent les produits numériques que nous achetons ou que nos entreprises achètent
- Faire connaître les enjeux d’un tel achat et lever l’invisibilisation des populations concernées
- Sensibiliser autour de nous : incarner l’histoire pour ne pas omettre cette réalité
- Acheter de manière responsable, de manière vigilante
Voici la liste des oeuvres que Bela a mentionné pour aller plus loin :
- Livres
- Boltanski, C., & Robert, P. (2012). Minerais de sang : les esclaves du monde moderne
- Kara, S. (2023). Cobalt red : How the Blood of the Congo Powers Our Lives. St. Martin’s Press
- Kirsch, S. (2014). Mining capitalism : The Relationship between Corporations and Their Critics. Univ of California Press.
- Roberts, S. T. (2019). Behind the Screen : Content Moderation in the Shadows of Social Media. Yale University Press
- Poix, G. (2017). Les fils conducteurs. Éditions Gallimard
- Podcasts par Point de M.I.R :
- Documentaire :
- Les nettoyeurs du web – The Cleaners de Hans Block et Moritz Riesewieck