School of Product 2024 - Compte-rendu - De l’esclave à l’enfant - Questionner notre relation aux technologies avec la SF et la philosophie
La conférence s'est centrée sur l'œuvre d'Ursula K. Le Guin, “Ceux qui partent d'Omelas” pour interroger notre rapport à la technologie. Vous trouverez ci dessous le compte rendu.
Avant Propos - L'Intervenante : Cléo COLLOMB, Maîtresse de Conférences à l’Université Paris-Saclay
Cléo Collomb est maîtresse de conférence à l’Idest (Institut Droit, Espaces, Technologies) de l’Université Paris-Saclay (philosophie des techniques/sciences de l’information et de la communication).
C'est à travers un extrait de “Ceux qui partent d'Omelas” d'Ursula K. Le Guin (octobre 1973), une œuvre troublante et qui interroge notre morale, que Cléo Collomb établit une analogie avec nos rapports aux objets technologiques. Elle nous propose de porter un regard nouveau sur cette relation sous les angles philosophique, éthique et sociétal.
Résumé de la Nouvelle “ Ceux qui partent d'Omelas “
Cléo Collomb nous propose de découvrir le récit d'Ursula K. Le Guin, elle nous dépeint la ville d'Omelas : Une ville médiévale idéale, prospère, où la fête de l’été est célébrée dans la joie et la lumière. Les enfants courent partout, les tambours résonnent, et tout semble parfait. L'absence de technologie et l'épanouissement rendent cette cité comme un lieu utopique où chacun vit dans l'abondance.
Lecture d’un extrait “Y croyez-vous ? Acceptez-vous la fête, la cité, la joie ? Non ? Alors laissez-moi décrire une chose encore.”
“ Y croyez-vous ? Acceptez-vous la Fête, la cité, la joie ? Non ? Alors laissez-moi décrire une chose encore. “
Dans un sous-sol au-dessous d’un des beaux bâtiments publics d’Omelas, ou peut-être dans la cave d’une de ses spacieuses maisons privées, il y a une pièce. Elle n’a qu’une porte verrouillée, et pas de fenêtre. Un peu de lumière filtre entre les fissures des planches, reliquat d’une fenêtre couverte de toile d’araignées de l’autre côté de la cave. Dans un coin de la petite pièce deux balais serpillères aux franges raides, caillées, nauséabondes, sont posées près d’un seau rouillé. Le sol est sale, un peu humide au toucher, comme sont sales la plupart des caves. La pièce fait environ trois pas de long et deux de large : juste un placard à balais ou un débarras. Dans la pièce, un enfant est assis. Cela pourrait être un garçon ou une fille. On lui donnerait à peu près six ans, mais il en a en fait presque dix. C’est un faible d’esprit. Peut-être est-il né déficient, ou peut-être est-il devenu imbécile à force de peur, de malnutrition, et de manque de soin. Il se cure le nez et, de temps à autre, triture vaguement ses orteils ou ses parties génitales, tout en restant assis recroquevillé dans le coin le plus éloigné du seau et des deux serpillères. Les serpillères lui font peur. Il les trouve horribles. Il ferme les yeux, mais il sait que les serpillères sont toujours là ; et que la porte est verrouillée : et que personne ne viendra. La porte est toujours verrouillée ; et personne ne vient jamais, sauf quelquefois – l’enfant n’a aucune compréhension du temps ou de l’intervalle – quelquefois la porte grince terriblement et s’ouvre, et quelqu’un, ou quelques personnes, sont là. L’une d’elle peut entrer et frapper l’enfant pour le forcer à se tenir debout. Les autres n’approchent jamais, mais le scrutent avec des yeux emplis de frayeur et de dégoût. L’écuelle et la cruche d’eau sont remplies à la hâte, la porte est verrouillée, les yeux disparaissent. Ceux qui restent à la porte ne disent jamais rien, mais l’enfant, qui n’a pas toujours vécu dans ce débarras, et qui peut se souvenir de la lumière du jour et de la voix de sa mère, parle quelquefois. « Je serai sage », dit-il. « S’il vous plaît, laissez-moi sortir. Je serai sage ! » Ils ne répondent jamais. Au début, l’enfant criait à l’aide la nuit, et pleurait beaucoup, mais maintenant il n’émet plus qu’une sorte de gémissement, « eh-haa, eh-haa », et il parle de moins en moins souvent. Il est si maigre que ses jambes n’ont pas de mollets ; son ventre fait une saillie ; il vit d’un demi-bol de semoule de maïs et de graisse par jour. Il est nu. Ses fesses et ses cuisses sont une masse d’escarres purulents, comme il reste continuellement assis dans ses propres excréments.
Tous savent qu’il est là, tous les gens d’Omelas. Certains sont venus le voir, d’autres se satisfont de seulement savoir qu’il est là. Tous savent qu’il faut qu’il soit là. Certains comprennent pourquoi, d’autres non, mais tous comprennent que leur bonheur, la beauté de leur cité, la tendresse de leurs amitiés, la santé de leurs enfants, la sagesse de leurs érudits, l’habileté de leurs artisans, et même l’abondance de leur récolte et la clémence de leur climat, dépendent entièrement de l’abominable misère de cet enfant. C’est expliqué aux enfants le plus souvent entre l’âge de huit et douze ans, dès qu’ils semblent en mesure de comprendre ; et la plupart de ceux qui viennent voir l’enfant sont jeunes, quoiqu’assez souvent un adulte vienne, ou revienne, voir l’enfant. Peu importe le soin avec lequel la chose leur est expliquée, ces jeunes spectateurs sont toujours choqués et révulsés par cette vision. Ils ressentent du dégoût, ce qu’ils avaient cru pouvoir surmonter. Ils ressentent de la colère, de l’indignation, de l’impuissance, malgré toutes les explications. Ils aimeraient faire quelque chose pour l’enfant. Mais il n’y a rien qu’ils puissent faire. Si l’enfant était ramené à lumière du jour, hors de ce lieu ignoble, s’il était lavé et nourri et réconforté, ce serait une bonne chose, certes ; mais si cela était fait, en ce jour et en cette heure toute la prospérité et la beauté et les délices d’Omelas se flétriraient et seraient détruits. Telles sont les conditions. Échanger toute la vertu et la grâce de chacune des vies d’Omelas pour cet unique et minime progrès ; jeter le bonheur de plusieurs milliers pour la possibilité du bonheur d’un seul : cela reviendrait à laisser la culpabilité dans l’enceinte des murs, en effet. Les conditions sont strictes et absolues ; on ne peut pas même dire un mot de gentillesse à l’enfant. Souvent les jeunes gens rentrent chez eux en larmes, ou dans une rage sèche, quand ils ont vu l’enfant et regardé en face ce terrible paradoxe. Ils peuvent le ruminer pendant des semaines ou des années. Mais à force de temps, ils commencent à reconnaître que même si l’enfant pouvait être relâché, il ne tirerait pas un grand bien de sa liberté : un maigre et vague plaisir de chaleur et de nourriture, sans doute, mais à peine plus. Il est trop dégradé et imbécile pour connaître une joie réelle. Il a été terrifié trop longtemps pour être jamais libéré de la peur. Ses habitudes sont trop bestiales pour répondre à un traitement humain. Certes, après si longtemps, il serait probablement misérable sans murs autour de lui pour le protéger, sans obscurité pour ses yeux, et sans ses propres excréments pour s’y asseoir. “
Réaction de l’audience à l’extrait :
À la fin de la lecture, Cléo Collomb a invité les auditeurs à se mettre à la place d’un habitant d’Omelas quittant la ville.
Elle nous a posé trois questions introspectives : « Qui êtes-vous ? », « Que ressentez-vous ? », « Où allez-vous ? »
Certains membres du public ont partagé leur réponse :
“Un jeune homme, Une libération, Vers l’inconnu, Plus d’égalité, moins d’exploitation”
“Homme, part rejoindre les autres, honte”
“Un chien, suit son compagnon, l’envie de juste faire du bien”
“Homme, Autonomie solitude”
Cléo Collomb nous présente ensuite les différentes réactions qu’elle a l’habitude d’obtenir de ces précédentes interventions :
- Ailleurs c’est mieux
- Ailleurs c’est moins bien
À partir de ces réactions, elle distingue trois types de réponses possibles : se résigner, se suicider, ou retourner à Omelas pour organiser la résistance.
Parallèle entre cette situation et notre relation aux objets technologiques
L’intervenante a souligné que, tout comme l'enfant enfermé dans le sous-sol d'Omelas, les objets techniques modernes sont souvent opacifiés dans leur conception et leur utilisation. Nous les utilisons sans comprendre leur fonctionnement ni leur impact sur l’environnement et sur les vies humaines, comme le montre les conditions de travail rencontrées dans les mines de cobalt pour fabriquer des batteries. Les objets deviennent des instruments de notre exploitation et sujet de notre aliénation, à l’image de l'enfant dans la cave.
Cette dynamique pose une question essentielle : les objets technologiques doivent-ils être réduits à de simples outils servant notre confort et nos besoins, ou devons-nous repenser cette relation ? L'intervenante a suggéré de changer notre rapport aux objets, de les traiter non plus comme de simples instruments, mais comme des éléments qui méritent soin, respect et responsabilité, tout comme un enfant devrait être pris en charge et respecté.
En conclusion
Cléo Collomb nous invite à réfléchir sur notre rapport aux technologies, et sur la manière dont nous devons, collectivement, prendre soin de nos objets ou outils technologiques plutôt que de nous en aliéner. Il ne s'agit pas seulement d’être des "techniciens", mais de repenser notre responsabilité vis-à-vis de ce que nous produisons et consommons. Nos objets technologiques, à l’instar de nos enfants, ne doivent pas être réduits à leur utilité ; ils méritent d’être traités avec soin et respect.
“Nos outils devraient être nos enfants.”