Pour en finir avec la loi de Moore

le 27/06/2023 par Tristan Nitot
Tags: Numérique Responsable

Gordon Moore dans son bureau en 2013

Gordon Moore dans son bureau, CC-BY-SA Intel Free Press

Gordon Moore est mort fin mars 2023 et j'ai le plus grand respect pour cet homme et son œuvre. Pour ceux qui l'ignorent, Gordon Moore est un brillant ingénieur, cofondateur d'Intel (les microprocesseurs). Il est aussi connu pour avoir énoncé dès 1965 la fameuse loi de Moore, une loi empirique qui explique que la quantité de transistors d'une puce électronique double tous les deux ans. Ce qu'on a vite résumé en "la puissance des puces électroniques double tous les deux ans". Cette loi a été confirmée peu ou prou depuis et a permis l'incroyable essor de l'informatique et du numérique depuis plus de 50 ans. Une fois qu'on aura fait une minute de silence pour ce brillant esprit qu’était Gordon Moore, j'espère qu'on me pardonnera pour cette pensée presque blasphématoire : et si nous enterrions la loi de Moore en même temps que son inventeur ? Qu’est-ce que cela changerait pour le numérique et quelle influence sur le changement climatique ?

Sans elle, pas de Silicon Valley

La loi de Moore a contribué à l’émergence d’une industrie, ou plutôt deux : celle du matériel informatique et celle du logiciel. Elle a aussi permis de créer des entreprises et donc des fortunes mythiques : Steve Jobs avec Apple, Bill Gates avec Microsoft, Larry Ellison avec Oracle, Mark Zuckerberg avec Facebook/Meta, Larry Page et Sergey Brin avec Google/Alphabet, Jeff Bezos avec Amazon, pour n'en citer que quelques-uns et sans quitter la côte Ouest des USA pour s'aventurer en Asie.

Le numérique est une industrie particulière. D'abord, elle a transformé beaucoup de choses dans le monde et continue de le faire : les entreprises, les médias, le commerce, les interactions humaines, y compris les rencontres amoureuses. Bien peu de secteurs lui échappent.

L'informatique, à l'inverse des autres industries donne l'impression que le progrès en ce qui la concerne, ne connaît pas de limites.

Symbiose entre deux industries, celle du matériel et celle du logiciel

Alors que le matériel progressait de manière exponentielle, le logiciel se développait aussi et multipliait les fonctionnalités. Les deux industries sont en symbiose, toute la puissance du matériel est absorbée par les nouvelles versions du logiciel, lequel justifie de passer aux nouvelles versions du matériel et ainsi de suite. C'est ce qui a été résumé par la loi de Wirth :

« les programmes ralentissent plus vite que le matériel n'accélère »

À l'époque où Intel était le plus grand fournisseur de processeurs et Microsoft, avec Windows et Office, le plus important fournisseur de logiciels, la loi de Wirth aurait pu être énoncée de la façon suivante : “Tout ce qu'Intel vous donne, Microsoft vous le reprend”.

Plusieurs décennies de ce fonctionnement ont permis de bâtir les empires que nous connaissons et d'équiper une bonne partie de l'humanité de terminaux numériques, PC, tablettes, smartphones, TV connectées, etc. Mais cela a aussi été une formidable source de gâchis. D'une part, pourquoi perdre du temps à optimiser du logiciel, alors que s'il est lent aujourd'hui, il sera rapide demain par la seule force du renouvellement du matériel. Cela permet aux éditeurs de logiciel de livrer rapidement le logiciel sans passer par une coûteuse phase d'optimisation, tout en proposant de nouvelles fonctionnalités dans des versions futures qui pousseront les clients à mettre à jour ces logiciels moyennant finance.

Réciproquement, pourquoi garder longtemps le matériel, puisque les nouveaux logiciels exigent du matériel récent pour tourner (ce qui arrange bien les affaires financières des fabricants de matériel) ?

Nous nous sommes retrouvés avec deux industries dont le fonctionnement est basé sur le gâchis : celle du matériel qui pousse à la consommation de ressources matérielles par obsolescence programmée, et celle du logiciel qui a quasiment renoncé sur la durée à toute forme d'optimisation.

Cela se mesure assez facilement. Voici quelques exemples :

Les progrès des logiciels sont indéniables sur ces dernières décennies, mais la productivité de l'utilisateur n'a sûrement pas été améliorée d'un facteur 10 ou 100 dans le même temps.

Qu'arriverait-il si la loi de Moore disparaissait avec son inventeur ?

La loi de Moore a tendance à ralentir depuis plusieurs décennies. Déjà en 2003, Intel annonçait sa fin pour 2018. Plusieurs artifices ont été utilisés pour continuer à accélérer les processeurs, dont l'augmentation de la fréquence (qui plafonne), ou la multiplication de cœurs, avec la complexité que cela implique au niveau du développement logiciel.

Certes, cela serait un changement fondamental pour l'industrie du numérique. En revanche, un certain nombre de conséquences positives pourraient alors advenir.

La fin du gâchis ?

Rappelons que dans la plupart des cas, le silicium ne s'use pas. C'est la raison pour laquelle nous arrivons à faire tourner des ordinateurs des années 1980 encore aujourd'hui. Si la loi de Moore s'arrêtait, nous pourrions également arrêter de jeter des ordinateurs à la poubelle et les utiliser pendant des décennies. Nous pouvons aussi les rendre réparables : le matériel n'évoluant plus, nous pouvons le standardiser, les pièces détachées seraient disponibles longtemps après la fabrication de la machine et ainsi, il en serait fini de jeter du matériel qui fonctionne encore, comme c'est le cas de 80 % des smartphones en 2023.

Un terminal pour chacun, du lycée à la retraite

C'est dans un ouvrage de Becky Chambers, Un psaume pour les recyclés sauvages, que j'ai lu ceci :

C'était un bon ordinateur. Comme le voulait la coutume, on le lui avait offert pour ses seize ans. Il avait une coque beige, un écran bien net, et depuis le temps qu'iel le trimballait iel n'avait eu besoin de le réparer que cinq fois. Une machine fiable, faite pour lui servir toute sa vie, comme tous les ordinateurs.

Becky Chambers, Un psaume pour les recyclés sauvages

Pour moi qui ai été baigné dans la loi de Moore depuis toujours (comme tous les informaticiens en âge de travailler), c'était un vrai choc, quelque chose d'a priori invraisemblable, jusqu'à ce que je réalise que c'était une brillante idée, qui était déjà partiellement mise en œuvre par la marque Fairphone, qui produit des téléphones réparables et à longue durée de vie.

Le numérique réduirait drastiquement ses émissions carbone

Si la loi de Moore venait à s’arrêter, la fuite en avant pour construire de nouvelles usines de fabrication de processeurs s’arrêterait elle aussi. De telles usines pourraient alors durer beaucoup plus longtemps. Mais surtout, les circuits intégrés cesseraient de se démoder et pourraient alors durer considérablement plus longtemps, et nous en fabriquerions beaucoup moins. En réduisant très sensiblement la fabrication du matériel, nous réduirions d’autant ce qui est la principale source de gaz à effet de serre du numérique, à savoir la fabrication du matériel (terminaux, réseau et datacenters), laquelle représente 78 % de l'empreinte du numérique en France. Nous le savons, le numérique est autant un remède qu'un poison pour le changement climatique. En réduisant massivement son empreinte, il basculerait ainsi clairement du côté remède à ce qui est un des plus grands défis de l'humanité au XXIe siècle avec le dépassement des limites planétaires, qui comprend l’effondrement de la biodiversité.

La fin du progrès, de l'industrie du logiciel ?

L'arrêt de la loi de Moore pourrait faire croire que toutes les industries du numérique seraient à l'arrêt. Il n'en est rien. La recherche et développement du matériel serait certes très perturbée, mais pour l'industrie du logiciel, un immense chantier s'ouvrirait : celui de la réduction de la dette technique. En effet, l'optimisation du logiciel et des systèmes a été une victime collatérale de la loi de Moore, puisqu'il était plus urgent de développer de nouvelles fonctionnalités — pour convaincre les clients d'acheter la nouvelle version — plutôt que d'optimiser l'existant. Cela fait que le logiciel actuellement déployé est un gigantesque gisement d'optimisations permettant de retrouver la puissance informatique jusqu'à présent gâchée.

D’aucuns pourraient rétorquer que gagner 10 % par ici et 15 % par là ne résoudra rien. Mais dans le monde de l'optimisation, il y a des surprises qui confinent à l'incroyable. Prenons l'exemple du mathématicien Matt Parker qui montrait dans une vidéo Youtube un algorithme qu'il a écrit en langage Python et qui résolvait un problème logique en 32 jours d'exécution. Très peu de temps après, un admirateur lui propose une autre version qui donne le même résultat... en 15 minutes ! D'autres personnes ont relevé le défi et ont successivement proposé des versions qui tournent en 6 secondes, puis 1 seconde, puis... 6,7 millisecondes. Soit 408 millions de fois plus rapide que les 32 jours de la version originale !

Bien sûr, ce genre d'optimisation n'est pas monnaie courante, mais elle démontre bien qu'il existe des ressources insoupçonnées à trouver dans la montagne de code que nous utilisons au quotidien. Au passage, ce gigantesque chantier d'optimisation devrait donner du travail à toute l'industrie du logiciel pour les siècles à venir...

Le principe d'erooM

On pardonnera d'imaginer le principe d'erooM — "Effort Radicalement Organisé d'Optimisation en Masse" — qui voudrait fixer comme objectif le fait d'arriver à optimiser le logiciel d'un facteur deux tous les deux ans. En quelque sorte, d'augmenter la vitesse d'exécution comme le faisait la loi de Moore en son temps, mais cette fois-ci sans devoir changer tout le matériel à chaque génération. Cela permettrait de continuer à inventer de nouveaux usages aux ressources numériques ainsi libérées, tout en consommant moins de ressources, moins d'énergie, tout en continuant à fournir du travail à l'industrie du logiciel.

Mais, en vrai ?

En vrai, la loi de Moore n'a pas disparu. J'espère juste avoir pu vous convaincre que si celle-ci s'essouffle, cela n'est pas une catastrophe, c'est même une excellente nouvelle. Il nous tarde qu'elle devienne réalité. Le climat et le dépassement des limites planétaires n'attendent pas.

Si la loi de Moore n’a pas disparu, elle est bien moribonde. Les fabricants de semi-conducteurs l’ont mise sous respiration artificielle à coups de multiplication de cœurs dans les processeurs, d’augmentation des fréquences d’horloges et autres optimisations matérielles.
L’enjeu c’est de débattre et d’anticiper cette disparition souhaitable. Pour ce faire, nous avons lancé le collectif Frugarilla, qui vise à explorer ce que nous appelons les Numériques Essentiels 2030.