Naviguer avec les cartes de Wardley: de l'exploration à l'industrialisation

Propos Liminaires

Cet article s'insère dans une série dédiée aux cartes de Wardley.

Il vise à expliquer comment utiliser les cartes de Wardley de manière efficace en se basant sur la compréhension du paysage, afin d'émettre un avis pertinent sur un sujet ou contexte donné.

À la fin de cette lecture, vous saisirez l'importance de la position des composants sur les décisions à adopter. Vous serez également en mesure, j'espère, de déchiffrer une carte de Wardley.

Cet article nécessite une compréhension globale des cartes de Wardley ou, au moins, de la théorie d'évolution associée. N'hésitez pas à vous référer à cet autre article intitulé : Quelques explications sur la théorie d'évolution de Simon Wardley pour appréhender la théorie derrière cet article.

Introduction

Qui n'a jamais entendu ou énoncé cette phrase :

« Je suis convaincu que ça ne marchera pas. Il faudrait faire [X] à la place. »

Avec l'expérience, nous développons des convictions.

Ces dernières sont des croyances solides qui orientent notre réflexion ou nos actions.

Toutefois, le hic avec les convictions, c'est qu'une fois qu'elles sont fermement implantées dans nos esprits, elles semblent devenir une vérité incontestable que nous tentons d'appliquer universellement.

Par exemple, reprenez la phrase précédente et remplacez [X] par :

  • de l'agilité

  • du home office

  • du développement orienté objet

  • des microservices

  • de l'architecture hexagonale

Certains résultats vous semblent familiers ?

Au cours des dernières années, quand j'ai commencé à m'intéresser à la stratégie, je me suis rendu compte d'une chose :

Il n'y a pas de solution universelle (one size fits all). Ainsi, chaque solution s'applique à un contexte particulier.

Un contexte est un ensemble d'éléments chaotiques et, pour se repérer dans ce contexte, on utilise bien souvent des modèles.

Les modèles sont des représentations imparfaites, mais utiles.

Dans ma quête stratégique, je me suis reposé sur le modèle élaboré par Simon Wardley, dont j'ai déjà parlé précédemment ici.

À présent, je souhaite vous emmener plus loin en examinant comment les différentes zones des cartes de Wardley symbolisent divers contextes.

Dans cet article, vous n'apprendrez pas comment construire une carte, mais plutôt à comprendre une carte pour vous permettre de naviguer efficacement.

Cet article est structuré de la manière suivante :

  • Nous présentons le fond de carte comme un canevas permettant de comprendre le paysage

  • Ensuite, nous reprenons les principes d'évolution pour décrire le canevas de la carte de Wardley

  • Enfin, à travers une série d'exemples, dont le récent "Shopify Calculator", nous verrons comment naviguer selon nos convictions.

Une carte est un canevas

Le fond de carte de Wardley est ce que nous appelons une "carte vide", c'est-à-dire dépourvue de composants ou de chaîne de valeur.

Cet espace bidimensionnel fournit une structure de base, un guide, sur lequel on peut ajouter des informations supplémentaires.

Le canevas d'une carte de Wardley ressemble à la représentation topologique d'une carte géographique.

Dans le contexte de la géographie ou de la cartographie, un canevas pourrait montrer les contours géographiques d'une région, tels que les montagnes, les rivières et les villes, sans les détails spécifiques liés à une thématique particulière.

Ce fond de carte sert de canevas sur lequel on peut superposer d'autres informations, telles que les données démographiques, les conditions météorologiques, les flux de transport, etc.

En fonction de l'endroit où nous sommes, nous devons adapter nos décisions.

Par exemple, sur la carte ci-dessous, le chemin vert, bien qu'étant à une distance équivalente du chemin rouge, sera probablement plus long en raison du massif montagneux.

Et si nous souhaitons estimer notre heure d'arrivée, il est crucial d'analyser le chemin et de le contextualiser en comprenant l'impact de la traversée de zones montagneuses, par exemple.

Ainsi, une carte de Wardley ne vous indique pas "comment naviguer", mais elle vous fournit des éléments de contexte pour mieux le faire. Pour nous orienter, il nous faut un chemin, et ce chemin est co-construit avec les gens qui connaissent le contexte; c'est la partie construction de la carte.

Ensuite la carte ne fait que proposer un cadre et quelques dogmes dont le but est de nous aider à naviguer.

Naviguer reste un travail de leadership.

En quoi comprendre l'espace aide-t-il la prise de décision; comment cela impacte-t-il les convictions ?

Pour saisir comment la compréhension de l'espace aide à la prise de décision, commençons par explorer une croyance courante du développement logiciel.

Conviction: un bon développement se fait en agilité

Lorsque l'on crée une carte, on positionne des composants dans un espace défini.

La compréhension du contexte permet d'ajuster les méthodes de travail, le marketing, etc., selon les besoins.

Prenons un exemple: un "truc" futuriste qui peut être n'importe quoi comme la téléportation ou les agents conversationnels "intelligents" (cet exemple s'inspire d'un thread de Simon Wardley sur X/Twitter).

Ce truc peut être très innovant, nous en comprenons peu le fonctionnement mais rêvons de ces merveilles.

À présent que vous avez présenté le "truc" (comme les agents intelligents conventionnels par exemple), ce truc va être copié.

Une sorte de compétition va s'instaurer et influencer le développement jusqu'à ce que ce truc devienne banal (il sera une commodité).

Le truc va traverser différentes phases d'évolution et se matérialiser sous différentes formes ; seul le sens reste commun; trucA, trucB restent des trucs.

Par exemple, les agents conversationnels vont évoluer d'un hack, un simple habillage autour d'un réseau de neurones, à un produit tel que ChatGPT, et peut-être demain, à quelque chose de banal où l'on parlera à son réfrigérateur ou à sa plaque de cuisson.

Les méthodes de développement des "trucs" qui se trouvent dans l'espace exploratoire vont aussi s'adapter pour mieux répondre aux besoins de recherche et de valeur futures.

Ainsi, il y a quelques années, l'agilité était une pratique innovante qui permettait de tester le développement de "trucs" de l'espace exploratoire.

Ces pratiques agiles ont évolué jusqu'à devenir banales au fur et à mesure qu'elles ont été appliquées au développement de nouveaux trucs qui se trouvaient dans l'espace exploratoire.

D'autres pratiques telles que le lean ou encore six sigma se sont, quant à elles révélées efficaces pour développer les autres matérialisations du truc.

Ce que cette carte fait apparaître est qu'il n'y a pas de méthode magique qui s'applique à toutes les situations.

Ce principe de raisonnement s'applique à beaucoup de contextes. Prenons pour terminer un exemple récent pour lequel beaucoup de gens ont tenté d'exposer des convictions.

A propos du Shopify Calculator ?

En introduction, j'ai mentionné que comprendre l'espace me permettait d'ajuster mes convictions.

Shopify a récemment révélé avoir mis en place un compteur en euros pour quantifier le temps passé en réunion.

Sur les réseaux sociaux, les avis étaient partagés : certains trouvaient l'idée géniale, d'autres la jugeaient atroce.

Prenons deux exemples fictifs de cartes qui correspondent à deux cas d'usage dans différentes entreprises et qui sont schématisées dans les cartes suivantes :

  • La première entreprise travaille sur un produit innovant qui va disrupter le marché et apporter beaucoup de valeur potentielle; la carte qui représente la situation et qui a été construite par les équipes est la suivante:

Dans notre exemple, la réunion fait partie d'une chaîne de valeur qui se trouve dans l'espace exploratoire.

Nous avons vu précédemment que le canevas montre que les composants apporteront une valeur ajoutée future.

Quantifier le coût de la réunion revient donc à demander un ROI sur un produit en construction dont on ne connaît pas encore les retombées ; la société les recherche par exploration.

  • La seconde entreprise se réunit pour valider un changement d'architecture qui va les amener à l'état de l'art (par exemple, pour faire converger des pratiques et optimiser les coûts à l'échelle); la carte qui représente la situation est la suivante :

Ici, nous sommes dans un espace industriel où l'on cherche à rationaliser pour optimiser les coûts; et dépenser pour optimiser semble un peu paradoxal.

Ainsi, selon moi, dans un espace industriel où l'objectif est d'améliorer l'efficacité opérationnelle, cette mesure du coût de la réunion est pertinente.

Beaucoup se plaignent de perdre du temps en réunion, et ce compteur recentre l'attention sur la valeur du temps.

En revanche, dans un contexte orienté vers l'exploration, où l'investissement vise la valeur future, j'ai des réserves

Je suggère, comme exercice au lecteur, d'appliquer la même réflexion au "travail à distance".

Conclusion

L'essence de cet article réside dans l'importance du contexte pour orienter nos décisions et ajuster nos convictions.

La nature évolutive des solutions, technologies ou méthodes démontre que l'universalité est une illusion.

Au lieu de chercher la solution unique, il est essentiel de se concentrer sur la compréhension du contexte dans lequel nous opérons.

Les cartes de Wardley servent de guide pour naviguer dans ce paysage changeant, fournissant un cadre pour comprendre le contexte et ainsi, mieux décider.

L'exemple du "Shopify Calculator" souligne qu'une même solution peut être perçue différemment selon le contexte.

Ainsi, plutôt que de s'accrocher à des convictions immuables, il est essentiel de rester agile, ouvert d'esprit et réceptif à la nature contextuelle des solutions.

Chaque contexte nécessite une approche unique et, en comprenant mieux l'espace dans lequel nous évoluons, nous sommes mieux équipés pour prendre des décisions éclairées et pertinentes.