Le numérique n’est plus ce qu’il était

Cet article est basé sur l’atelier du même nom partagé à La Duck Conf 2023. Son pitch : Les limites planétaires nous imposeront, de gré ou de force, à renoncer à certains produits, fonctionnalités, usages du numérique. Venez explorer une façon de s'y mettre au plus tôt ! Dans le même temps, le numérique a des atouts pour le monde de demain, et ce ne sont peut-être pas ceux auxquels vous pensiez, venez les découvrir !

Si vous pariez sur un avenir numérique toujours plus IA, Smart, sans limites, puissant, omniprésent, je suis très curieux des faits qui fondent votre vision du numérique (partagez les en commentaire !). D’après mes recherches en faisant ce pari vous risquez de prendre de mauvaises décisions et de vous exposer (et exposer d’autres humains) à des risques incommensurables. Ma conviction à l’heure actuelle est que ce “numérique du toujours plus” est terminé. Nous explorons cette question avec le collectif Frugarilla à travers le thème des numériques essentiels 2030. Le numérique n’est plus ce qu’il était, il faudra renoncer à certains usages et en amplifier d’autres. Pour nous aider à pratiquer ces renoncements et sélectionner les usages souhaitables du numérique, j’ai initié une première version de 9 cartons rouges et de 12 cartons verts, que je publierais prochainement en open-source, afin de permettre à chacun·e de s’en emparer et de les améliorer.

Mais revenons à cette conviction, je vous partage mes sources et mon raisonnement en 5 points clés, pour que vous puissiez vous forger votre propre opinion. Si vous partagez déjà ma conviction, allez directement aux conclusions qui s’imposent pour le numérique.

1/ l’empreinte carbone moyenne en France est de 10 tCO2e par an et par personne

La part du numérique dans cette empreinte varie selon les études entre 150 kg et 400 kg, voire plus encore, en fonction de ce qu’on appelle “numérique”. Par exemple, dans l’illustration ci-dessus fournie par carbone4, on peut lire dans la partie “J’achète” au-dessus de “Loisirs” : “180 kg CO2e pour électronique et télécoms”. Dans une autre étude, commanditée par le groupe parlementaire européen des Verts / ALE et réalisée par le collectif GreenIT.fr et le consortium NegaOctet on peut lire page 60 : “361 kg CO2e par habitant”. Il y a fort à parier que la différence tient à ce qu’on inclut, ou pas, dans “le numérique” : les ordinateurs, les smartphones, les routeurs, les antennes, les centres de données, les imprimantes sont généralement inclus, mais on peut également inclure les écrans, les vidéoprojecteurs, les TV connectées (c’est probablement ce qui fait passer du simple au double entre les 2 études citées) et on pourrait aussi inclure les balances connectées, les portails, la domotique, la robotique, les slips connectés, et j’en passe.

Première vigilance à avoir quand on lit des chiffres sur les impacts environnementaux du numérique : qu’est-ce que ça inclut, qu’est-ce que ça n’inclut pas ?

2/ il faut viser de l’ordre de 2 tCO2e par an et par personne

Si on souhaite limiter l’élévation de température en 2100 à +1,5° il faudra arriver à cette cible d’ici 2050, si on se contente de +2°, il faudra l’atteindre d’ici 2080. Quoi qu’il en soit la marche est grande, on pourra arbitrer entre des émissions liées à la nourriture, aux déplacements, au logement, etc… mais au global il faudra en moyenne diviser par 5 les émissions en France. C’est ambitieux, ce n’est pas gagné, les petits gestes ne suffiront pas (si vous avez besoin de vous en convaincre, faites votre bilan carbone sur nosgestesclimat.fr).

Il faudra des actions à toutes les échelles et dans tous les secteurs, notamment dans l’usage du numérique dans les entreprises et par les particuliers.

3/ dans ce contexte le scénario tendanciel de notre usage du numérique est impossible

Dans les 4 scénarios étudiés par la récente étude ADEME-ARCEP, le scénario tendanciel anticipe une augmentation de +45% des émissions de Gaz à Effet de Serre (GES) à horizon 2030 par rapport à 2020. Quand sur l’ensemble de notre empreinte carbone il faudra diviser par 5 en 30 ans, comment pouvons-nous parier sur une exception pour le numérique qui augmenterait de +45% en 10 ans ? Au sein du collectif Frugarilla, il nous semble que seul le scénario nommé Sobriété est raisonnable, car c’est le seul qui réduit les émissions de GES du numérique.

C’est pourquoi nous pensons que l’écoconception ne suffira pas.

4/ et il n’y aura pas suffisamment de cuivre pour tous les besoins

Ce graphique représente la différence entre la quantité de cuivre extraite des mines en activité (en bleu), celle extraite par des projets en cours de lancement (en vert) et celle nécessaire pour répondre à la demande mondiale de cuivre (en pointillé). Bref on va manquer de cuivre. Or il se trouve que le cuivre est central dans l’électrification des usages (passer de la voiture thermique à électrique, ou augmenter le nombre de panneaux solaires et éoliennes, etc…). Le cobalt ou l’aluminium sont également en tension : on va en manquer. Supposons que nous trouvions les gisements, que nous mettions au point la technologie nécessaire en fonction de la faible concentration des gisements, et que nous ayons l’énergie suffisante pour opérer ces nouvelles mines, les impacts environnementaux et sociaux du secteur minier sont et seront catastrophiques, le remède pourrait s’avérer pire que le problème. Nous nous appuyons ici sur les travaux de l’association SystExt et de sa présidente Aurore Stéphant ou encore d’Emmanuel Hache (par exemple ici sur le podcast Sismique) pour affirmer cela.

La conclusion que j’en tire c’est que la transition énergétique n’aura pas lieu, ni la transition numérique, sans inclure un vrai plan de sobriété digne de ce nom (et pas de l’efficacité cachée ou de l’austérité de dernière minute).

5/ enfin carbone et énergie ne sont pas les seuls symptômes

Source : l’infographie a été réalisée par l’Iglou

La trajectoire sera extrêmement complexe sur les plans climatique, énergétique et en disponibilité des ressources, et ce ne sont que des symptômes “secondaires” par rapport à l’érosion de la biodiversité, à la perturbation des cycles de l’azote ou à la pollution plastique. Si vous ne connaissez pas suffisamment ces 9 limites planétaires, parcourez l’infographie sur l’Iglou !

Ces 5 points clés me font arriver à la conclusion que changer notre mix énergétique ne suffira pas, passer à la voiture électrique non plus, tout comme miser uniquement sur l’écoconception de nos services numériques.

Espérer qu’une solution technologique magique nous sauvera à temps est irrationnel, seule la sobriété (je le redis et pas de l’efficacité cachée ou de l’austérité de dernière minute) dans toutes les dimensions (eau, énergie, ressources, sol) et à toutes les échelles (du plus local au plus global) permet d’entrevoir la possibilité d’un mode de vie qui permet la vie.

Les conclusions qui s’imposent pour le numérique

1/ Prendre soin de nos objets numériques : réparer, faire durer, bidouiller, forcer les fabricants d’objets à concevoir des objets réparables et durables, etc…

2/ Bien concevoir les services numériques : éco-concevoir, rendre rétro-compatibles au maximum, alléger le poids des médias, des pages web et des apps, etc…

3/ Choisir les finalités utiles socialement et écologiquement : un modèle d’affaire rentable économiquement ne peut plus être le seul critère. L’ordre des priorités va devoir tendre à ces 3 questions posées dans l’ordre :

  1. D’abord est-ce que le produit, le service, la fonctionnalité numérique est utile socialement ? Sinon : ne le développons pas, ne gâchons pas les ressources numériques (et notamment : la puissance serveur, la quantité de stockage, le débit sur les réseaux, l’immobilisation de terminaux, etc…) !

  2. Ensuite est-ce qu’il est suffisamment bien conçu pour être sobre en ressources numériques ? Si ce n’est pas le cas, peut-on faire encore plus sobre ? Si ce n’est pas possible : ne le développons pas et trouvons une autre façon non numérique pour réaliser cette fonction utile socialement.

  3. Enfin est-il viable économiquement ? Si ce n’est pas le cas, peut-être pouvons-nous démocratiquement décider de le financer collectivement si son utilité sociale est grande ?

Pour un produit ou un service numérique existant, les 3 questions listées ci-dessus pour choisir les finalités utiles peuvent guider la réorientation de sa finalité. Elles nous donnent les lignes directrices pour lancer un vaste programme de réorientation numérique !

La suite de cet article explore plus particulièrement le choix des finalités utiles : comment choisir les bonnes finalités ? Comment renoncer à certaines et en amplifier d’autres ?

Renoncements numériques en évitant les cartons rouges

Renoncer me semble être un exercice très délicat, sur quelle base le faire ? Sommes-nous voué·e·s à l’unique subjectivité en la matière ? Puis j’ai découvert le travail de l’équipe Shift qui est une organisation mondiale à but non lucratif, experte de l’intégration dans les modèles d’affaires des droits humains des Nations Unies, et en particulier leurs 24 “red flags qui permettent, pour un modèle d’affaire donné, de vérifier si il est exposé à un ou plusieurs red flags. Ces cartons rouges me semblent être utiles pour échanger sur ce à quoi il faudrait renoncer. Si je filtre les 24 sous le prisme du numérique, j’en retiens 9 qui me semblent pertinents pour le secteur.

À ce stade, j’en ai fait 9 cartons rouges, avec le numéro correspondant aux travaux du Shift, le titre traduit par mes soins (c’est probablement perfectible !), et quelques exemples. Il reste à les améliorer et à concevoir des ateliers de conversation avec les bonnes personnes pour mener à bien les renoncements numériques qui s’imposent, ou tout au moins dans un premier temps, pour minimiser les impacts sociaux négatifs de ces modèles d’affaires. L’atelier réalisé pendant la Duck Conf était le suivant :

Bifurcations numériques vers plus de cartons verts

Dans la continuité de ma conférence “12 cartons verts (dans le même fichier pdf après les cartons rouges). Chacun avec un identifiant qui reprend les 3 grands thèmes que je décris dans ma conférence, un titre de mon cru et des exemples.

Il reste à améliorer ces cartons verts et à concevoir des ateliers de conversation avec les bonnes personnes pour amplifier ces finalités souhaitables dans les fonctionnalités, les produits et les services numériques. L’atelier réalisé pendant la Duck Conf était le suivant :

Et maintenant ?

Une fois que vous croyez ce que les scientifiques ont prouvé, passez à l’action (rappelez-vous : la sobriété avant tout), sans nécessairement passer par la case de la mesure (si si allez écouter le 3e épisode de notre podcast numériques essentiels 2030 avec Julie Delmas-Orgelet et David Ekchajzer), c’est le meilleur remède aux mauvaises nouvelles !

Si vous avez des suggestions pour améliorer les titres ou les exemples des cartons rouges et verts, n’hésitez pas à nous laisser un commentaire sous cet article, ou à nous contacter via LinkedIn !

Ces cartons rouges et verts sont utilisables et modifiables sous licence CC BY SA 4.0. Ils ont été créés en LaTex et seront disponibles et améliorables via un espace GitLab. Nous avons l’envie de créer de meilleurs ateliers de décisions collectives pour mettre en action les renoncements et bifurcations numériques, le tout en open-source également. Si vous êtes intéressé·e·s, connectez-vous à notre page LinkedIn et demandez-nous des nouvelles, on vous partagera les nouvelles et les accès.

Et enfin, dans la continuité des travaux de Framasoft et de leur programme Collectivisons et Convivialisons Internet (c’était un signe : COllectivisons INternet = COIN, retour à la Duck Conf) :

  • Dégooglisons et dégafamisons !

  • Ils l’ont fait : l’écosystème numérique de Nos Vies Bas Carbone est inspirant :

    • Ordinateurs reconditionnés : backmarket

    • Logiciels libres favorisés : Ubuntu et bureautiques (Thunderbird, Firefox, LibreOffice...)

    • Quelques logiciels fermés sont utilisés : Zoom, Telegram...

    • Pour une partie des échanges avec la communauté : Mattermost sur une instance gérée par Framasoft

    • Hébergement : sortie de gapps, mail OVHs et instance Nextcloud gérée par une association du territoire et mutualisée avec d'autres. Cette association leur fait aussi le support des salariés

    • Site web : chez OVH sur du wordpress mutualisé car “on ne peut pas être partout mais toute aide est bienvenue !”

PS : dans le but de garder cette page la plus légère possible, toutes les images ont été compressées en utilisant l’application Squoosh. Aucune ne pèse plus de 50 ko avec une moyenne d’environ 20 ko. Le format choisi a été webp, avec une taille réduite de 50% en moyenne et une qualité réduite de moitié ou plus, pour un gain en ko de l’ordre de -90% pour chaque image.