Le Lean Canvas m'a tuer
Quelle différence y a-t-il entre le bon et le mauvais tueur d'idée ? Le mauvais voit une idée qui bouge, il tire. Le bon tueur, il tire aussi, mais c'est pas pareil : il tue uniquement l'idée qui a bien été testée. Le problème avec le Lean Canvas, c'est qu'il fait très bien les deux. Un peu comme l'électricité peut alimenter, et Claude François, et son ampoule.
J'entends déjà des voix qui s’élèvent : « On n’a jamais vu de Lean Canvas le couteau à la main, les yeux injectés de sang et la bave aux lèvres ! ». C’est très exactement le nœud de l'histoire : le Lean Canvas est fourbe. Comme tout serial killer, il se dissimule derrière l’image du parfait voisin pour mieux tromper l'innocent porteur d’idée nouvelle.
Attention : j'aime le Lean Canvas. Je l'utilise et le prône depuis 2010 en tant qu'entrepreneur, product manager et mentor.
Qu'ai-je à lui reprocher, alors ? Je le tiens coupable d'avoir dissimulé aux yeux de la plupart de ses utilisateurs sa véritable nature et par là d'avoir douché des espoirs, brisé des rêves, découragé ces aventuriers modernes qui avaient osé s’extirper de leur confort crasse pour braver les critiques acerbes d’une société désabusée et sclérosée, maelström aux eaux boueuses dans lesquelles la flamme de tant d’entrepreneurs jadis en devenir était venue se noyer et s’éteindre. Mais je m’égare.
Voici son histoire. *Ta-da* (n’ayant pas les moyens d’avoir mon propre générique, je vous remercie de faire preuve d'imagination).
Un ami qui vous veut du bien ?
Permettez-moi un court retour aux origines du mal. En 2009, le Business Model Canvas s’élève en exterminateur de business plan : 1 business = 1 page. Cet outil est tellement brillant qu'Ash Maurya s’en inspire, le croise avec les principes du Lean Startup et PAF ! ça donne le Lean Canvas. La messe est dite : nous sommes aujourd'hui en 2016, le Lean Startup est largement adopté et, avec lui, son acolyte.
Le Lean Canvas présente de formidables qualités : pratique et synthétique, il met problème utilisateur et création de valeur au centre de tout. Mais ne vous laissez pas abuser. Car mesdames, messieurs les jurés, le Lean Canvas est un outil à plantage, et c’est même pour cela qu’il a été créé !
Or qui dit adoption rapide, dit souvent oubli des principes fondateurs. Et c’est cet oubli qui dirige l’entrepreneur vers d’autres types de plantage, souvent définitifs.
Un outil plus rapide, plus facile, plus séduisant
Reprenons. Naïfs de tout crin utilisent donc avec enthousiasme le Lean Canvas pour concevoir et communiquer à propos de leurs projets, souvent en lieu et place du Business Model Canvas. L'innovateur peut croquer sur une feuille A4 ou une slide son projet qui, avec le Lean Canvas, fait clairement apparaître le problème utilisateur.
Il suffit de remplir les cases, et c’est le miracle : plutôt que de n’avoir à présenter qu’une idée conceptuelle difficile à défendre, le Lean Canvas fait apparaître un futur produit « client-centric » avec tous ses atours et ses oripeaux.
C’est là qu’apparaît le danger du Lean Canvas : il donne une illusion de consistance et de réalité à un produit qui n’est encore qu’un fatras d’hypothèses non vérifiées.
Pour illustrer, voici une présentation - très peu modifiée - qui m’a été faite par un entrepreneur en 2013 sur la base d’un Canvas. « Nous proposons aux hommes de 20 à 80 ans de régler leur problème de motivation à faire le ménage, grâce à un balai connecté qui rendra le ménage ludique. Notre avantage concurrentiel est technologique : nous avons prévu un store pour des applications partenaires afin de développer de nouveaux usages, ce qui nous mettra à l’abri de concurrents potentiels. Nous allons le faire connaître sur les réseaux sociaux, parce que ça ne coûte rien. Nous visons 5% de part de marché, ce qui représente uniquement en France un marché potentiel de XX millions d'euros avec un panier moyen de 80 € ».
Sentez-vous la fierté derrière ses mots ? Son équipe et lui ont pensé à tout, se servant du Lean Canvas comme d’une check-list : chaque partie correspond à la définition, l’ensemble est d’une logique à toute épreuve, et il y a même un objectif chiffré (totalement irréaliste). Pour un porteur de projet assailli d’incertitudes, cette impression de confiance est un refuge rassurant. Mais c’est aussi une fuite qui signera l’échec pour l’ensemble du projet.
Oh, Lean Canvas, comme tu as de grandes cases vides !
Car la nature a horreur du vide (d’ailleurs, ne lui montrez jamais mon frigo). En présentant 9 cases vides, le Lean Canvas tentateur encourage l’entrepreneur naïf à le remplir à tout prix et à se projeter vers quelque chose de « fini ». Celui qui n’y arriverait pas culpabilise, se rappelant les heures sombres où, élève, il séchait devant les textes à trous en examen d’anglais.
Voici un petit florilège des utilisations malheureuses du Lean Canvas rencontrées depuis 2010. Attention : ces utilisations peuvent rendre aveugle et sourd tout porteur de projet.
Celui qui réfléchit en chambre
C’est certainement l’utilisation la plus regrettable du Lean Canvas : passer du temps à remplir méthodiquement toutes les cases jusqu’à avoir une copie parfaite… sans sortir une seule fois de son bureau. Outre le fait que ça peut prendre un temps formidable, ça détourne totalement de la seule source de confirmation fiable : le terrain. Un Lean Canvas construit de cette façon n’est pas beaucoup plus utile qu’un Business Plan.
Celui qui cherche à en mettre le plus possible
Être entrepreneur est loin d’être confortable. La facilité à remplir le Lean Canvas pousse certains utilisateurs à lister tous les segments possibles et imaginables, tous les problèmes du monde ou tous les indicateurs potentiels, au cas où. Ils sacrifient alors un des intérêts principaux du Lean Canvas : offrir une vue synthétique du modèle, de ce que l'on sait et de ce que l'on n'a pas validé… et décider quoi faire, là tout de suite.
Quelques uns diront : « Il suffit de mettre des couleurs différentes pour chaque segment ». Oui, mais pourquoi infliger à soi et aux autres cet effort cognitif supplémentaire ?
D’aucuns répondront : « Alors, faisons un Canvas par segment ». C’est une pratique intelligente, mais uniquement si elle ne sert pas d’excuse pour faire 12 Canvas et se retrouver perdu à ne pas savoir quoi tester en premier.
Celui qui sur-valorise sa production
Imaginez que l’on vous annonce que vous venez de passer des heures à une tâche inutile. Quelle réaction auriez-vous ? Vous passeriez par les 5 étapes du deuil : Déni, Colère, Marchandage, Dépression, Acceptation. Dans votre cas, cette acceptation arriverait rapidement, espérons-le.
Imaginez maintenant un entrepreneur qui a investi temps et passion dans la construction d’un Lean Canvas complet en mode entrée / plat / café gourmand / eau de vie du patron. Comme tout être humain sujet à de nombreux biais cognitifs, il sur-valorisera sa création : plus il aura investi, plus le produit lui aura semblé réel, et plus écouter les critiques deviendra difficile. La phase de déni peut durer longtemps, et l'acceptation n’arriver qu’au bout de plusieurs années, de milliers d’euros investis et d’un mariage ruiné.
Celui qui jette le bébé produit avec l’eau du Canvas
Certains prennent le refus de leur modèle comme un chant du cygne. Pourquoi ? Parce qu’en ayant construit un Lean Canvas complet, chaque case semble devenue un membre insécable du projet. Ainsi, si trop d'interlocuteurs rejettent le futur produit parce qu’une part leur semble bancale, l’entrepreneur l’interprète comme un refus de l’ensemble. Après la Grande Dépression, l'entrepreneur aboutit à une Acceptation faussée : l'abandon du projet, alors qu’un problème valant la peine d’être résolu avait peut-être été identifié.
Celui qui construit une voiture parce qu’un type aime bien son idée d’allume-cigare
D'autres interlocuteurs, à l’inverse, montrent de l’enthousiasme pour le futur produit parce qu’une partie du modèle leur plait. Pire, quelques uns influencent l’entrepreneur pour qu’il adopte une tendance qu’ils trouvent séduisante. Exemples vécus : « le SaaS c’est la promesse de revenus récurrents, j’adore », « les Apps c’est l’avenir », « il vous faut des APIs afin de faire de l’Open Innovation »… Plus c’est « trendy », plus ça fonctionne. Et que fait notre entrepreneur ? Il tente à tout prix de construire le produit tel qu’il a été « avalisé », en sur-valorisant l’intérêt porté. Ce faisant, il oublie de valider ses hypothèses et sort - quand il y arrive - un produit qui n’a quasiment aucune chance de fonctionner. Je l’ai fait : ça ne marche pas.
Celui qui pense solution et pas problème
C’est certainement le biais cognitif le plus répandu : la tendance naturelle de l’être humain à penser solution. Peu importe que l’entrepreneur remplisse tout le Canvas. Il suffit qu’il remplisse Problème, Segment de Clientèle et Solution pour se mettre à biaiser ses interviews utilisateurs et voir dans leurs réponses une confirmation de la solution à laquelle il pense. C’est moche.
Celui qui passe son temps à pivoter
Conséquence d’un mix du « penser solution » et de « jeter le bébé », ce phénomène caractérise l’entrepreneur qui, parce que la solution qu’il projette ne satisfait pas les interlocuteurs, pense qu’il doit traiter un problème différent. Au 3ème pivot, il sera exactement l’heure d’arrêter les frais.
Celui qui voit trop large
Qu'il est rassurant de penser qu'on adresse un marché énorme ! Des milliards d'euros potentiels, oui monsieur ! Malheureusement, en cherchant à adresser un marché trop large, on finit avec une proposition de valeur diluée. Et à force de diluer, on finit avec un produit "eau tiède" qui ne satisfait personne. Fail.
Celui qui sous-évalue l’inertie des utilisateurs potentiels (ou pas)
Même en utilisant correctement le Lean Canvas, rien ne garantit de vaincre la pire alternative à son produit : que l'utilisateur préfère ne rien faire. Avoir une proposition de valeur unique ne signifie malheureusement pas que l’on crée assez de valeur pour changer les habitudes. D'où l'importance de valider que le problème vaut la peine d'être résolu : si l'utilisateur que vous visez n'évoque pas le problème de lui-même lors des interviews "validation", s'il ne cherche pas ou n'a pas cherché à le régler avec une véritable alternative, alors ça ne sent pas bon !
Une baguette magique pour avoir raison quand on a tort
« C’est cool, mais concrètement, comment j’évite ces erreurs ? », me demanderez-vous. Rappelez-vous le fondement du Lean Startup : tout n’est qu’hypothèse. Il s’agit donc de tester la bonne chose au bon moment. Le Lean Canvas permet de souligner les éléments les plus risqués afin de prioriser les expérimentations qui vont permettre de lever ces risques.
Or le risque numéro 1, c’est faire un produit dont personne ne veut car il est inutile. Un Lean Canvas complet bâti sur un problème non vérifié est un château de cartes. Arrêtez donc de remplir à tout prix votre Canvas : commencez par remplir Segments et Problèmes. D’ailleurs, tant qu’à faire, utilisez des post-its : vous vous attacherez moins à votre création. Moins vous investirez de temps, plus il sera facile de mettre à la poubelle vos idées et de repartir sur d’autres.
Car, évidemment, vous devez I-TE-RER. Vous êtes comme un journaliste : vous cherchez des pistes à suivre, et quand vous en tenez une, vous devez creuser. Vous allez affiner grâce au terrain le ou les segments que vous visez, comprendre leurs problèmes et les émotions négatives associées, les comportements distinctifs entre segments, le type de relation qu’ils aimeraient entretenir avec vous… C’est cette compréhension profonde qui vous permettra de construire une solution et une proposition de valeur qui feront mouche, et autour desquelles vous pourrez construire votre produit et votre marque.
En termes de ciblage, il vaut mieux commencer par le segment où la douleur est la plus aigüe (à condition qu'il soit accessible) : il vous fournira vos « early-adopters ». Votre défi n’est pas d’avoir des milliers d’utilisateurs, mais d’en avoir suffisamment pour tester.
Attention cependant à l’autre extrême : ne vous enfermez pas à construire une solution hyper spécialisée pour 5 personnes dans le monde. Tout l’intérêt d’avoir affiné vos segments est de comprendre ce qui différencie vos segments, mais aussi ce qui les rapproche.
Un outil de com’ à utiliser avec des pincettes
Dans certains cas, vous pouvez avoir à remplir les cases autrement qu'avec l’avancée de vos expérimentations. Par exemple, vous pouvez ressentir le besoin de poser votre vision pour échanger au sein de l'équipe. Attention : le but n’est pas d’avoir raison mais d’apprendre si chacun n’a pas des idées préconçues qui pourraient biaiser la recherche. Ne cherchez donc pas à arriver à un consensus : sortez vos idées de vos têtes en les écrivant sur des post-its, puis jetez-les.
Si vous devez utiliser votre Canvas pour communiquer à des parties prenantes, évitez le plus possible de donner l’impression que les choses sont fixées. Les gens se rappellent surtout de ce qui les arrange ; ils peuvent donc tenir comme une « promesse » ce que vous inscrivez dans le Canvas. Distinguez donc clairement ce que vous savez de ce que vous ignorez. Faites ressortir les éléments les plus risqués et présentez une « roadmap » des expérimentations que vous aimeriez mener.
Enfin, n’oubliez pas de creuser les retours qui vous sont faits pour comprendre quels éléments de votre Canvas séduisent. Et surtout ne prenez pas les gens pour des oracles : seul le terrain vous donnera des retours qualifiés.
Un tueur d'idées froid, hygiénique, méthodique et minutieux
Alors, faut-il utiliser le Lean Canvas ? Mille fois oui, et ce, que vous soyez intrapreneur ou entrepreneur ! Mais il ne faut pas l'utiliser n'importe comment.
Le Lean Canvas est un tueur d'idées parce qu'il force à les explorer. Seules survivent les bonnes, parce qu'elles ont été au front et en sont revenues renforcées. Si vous voulez innover en vous assurant de bien adresser les risques et de ne pas engloutir vos ressources dans des pistes sans avenir, un Lean Canvas bien utilisé est définitivement un bon allié.