Le demi-cercle (épisode 17 -- jouer et ranger)
La bouteille de Ventoux est pratiquement vide. Le temps passe doucement. Stéphanie dit, en cassant une autre noix : - Bon ben on a failli parler du taf…
Nora, la collègue de Stéphanie, éclate d'un rire un peu fort, qu'elle étouffe aussitôt, en levant les sourcils. - T'inquiètes pas, dit Stéphanie. Les voisins sont sûrement sortis. - De fait, dit Marco, on a parlé que de ça depuis deux heures. C'est pas que l'hôpital ce ne soit pas intéressant, mais bon, un peu désespérant quand même, le côté bureaucratique.
Tu te dis que demain, c'est samedi. Chic. Le chat, qui faisait le timide en début de soirée, passe maintenant d'un siège humain au suivant avec audace et félicité.
Nora te demande : - Et toi ? C'est comment ton travail ?
Stéphanie sourit et dit : - Va savoir, comment c'est ! Même pour moi c'est un mystère. Marco t'encourage : - Oui ! Comment vont les NTIC ? Est-ce que c’est aussi absurde qu’à l’hôpital ?
Tu casses une noix. Tu dis : - Vu de l'extérieur, non. - Et vu de l'intérieur ?
Hmmmm.
Stéphanie confirme : - Qu’est-ce que je te disais ? Mystère… - Mais laisse-le parler ! - Oui ! Qu’est-ce que tu veux dire par « vu de l’intérieur » ?
Tu te demandes par où commencer. Tu commences : - Bah, disons qu’on est dans le code pratiquement toute la journée. Surtout en ce moment, parce qu’on est en retard.
Stéphanie semble surprise. Elle sourit et dit : - Alors, « en ce moment » c’est depuis huit mois en fait. - Stéph ! fait Nora. - Non, mais je traduis.
Marco demande : - Qu’est-ce que ça donne, être dans le code toute la journée ?
Tu réalises que tu ne connais pas très bien Marco. Tu demandes : - Est-ce que tu programmes un peu pour ton travail ?
Quel est ton travail ? Je ne me souviens plus.
- Oh là. J’ai fait un peu de Python à la fac… Sur le moment j’ai bien aimé. C’était comme une révélation, même ! Mais ça m’a très vite saoûlé, en fait. - Qu’est-ce qui t’as saoûlé ? - C’est devenu ingérable. Je ne m’y retrouvais plus dans mes programmes. Trop compliqué. Et puis ce qui m’intéressait, c’était le résultat, pas le programme, tu vois. - Je vois très bien.
Tu casses une noix. Tu souris. Tu reprends : - Lorsque j’étais gamin, je rêvais que je disposais d’un robot qui serait capable de ranger, trier, remettre à sa place tout le contenu de ma chambre, en moins d’une heure. - C’est pour bientôt, les robots qui rangent, dit Stéphanie. Encore un peu de patience. - Tu ne te représentes pas bien le désordre qui régnait dans ma chambre. - Je crois que si !
Rires. Tu expliques : - Alors, le contenu de ma chambre après seulement quelques jours c’était comme un immense champ de bataille : pièces de jeux de construction — plusieurs milliers — , en plastique, en métal, en bois… figurines, BDs, journaux, papiers, feutres, crayons, pièces de maquette, peinture à maquettes, débris de maquettes, morceaux de bois, pierres en tout genres, billes, cartes à jouer, jeux de sociétés, pâte à papier, livres de classe, ballon de foot, ballon de basket, patins, papiers de bonbons… - Une chambre de gamin, quoi.
Nora intervient : - Attends une minute, quel rapport ça a avec ton travail ? - J’y viens… - Et tes parents le prenaient comment ? - Ils ne se souciaient pas de ma chambre en général, sauf à certains moments de l’année. À la rentrée des classes, il fallait tout ranger; ou bien juste avant les fêtes, quand on savait que les cousins aller venir dormir. - Cool ! - Bref, ça me prenait une journée pour tout ranger, donc je ne le faisais jamais. Je préférais m’amuser.
Nora, les coudes sur la table, le menton posé sur ses poings, continue son enquête. - Donc, on vient d’établir que développer, ça consiste à ranger, et que ça prend toute la journée. Mais encore ? - Le problème, c’est qu’au bout d’un moment je ne pouvais plus vraiment m’amuser autant que je le voulais. - Ah. - Par exemple, mon petit frère avait l’habitude de me demander de lui fabriquer des trucs, ou bien de dessiner avec lui, ou de faire un jeu de société. Mais c’était quasiment plus possible, vu le désordre qui régnait dans la pièce. - Oh. - C’était frustrant, surtout pour lui.
Nora part dans un fou rire incontrôlable. Il faut lui laisser du temps de reprendre son souffle. Le chat quitte la cuisine pour se chercher un coin plus tranquille.
Tu arrêtes de rigoler de mon petit frère.
Tu te sens soudain triste. Nora s’en aperçoit. - Non, mais c’est juste que je ne vois pas le rapport.
Tu souris. - Oui c’est un peu décousu. Ça doit être le vin. - Où est-ce que tu veux en venir ?
Stéphanie réprime un bâillement. Tu reprends.
- J’essayais de décrire ce que c’est que de développer, à travers une analogie. - Oui. - Imagines que tu trouves dans une chambre, au milieu de tous tes jouets préférés. Les possibilités sont infinies. Mais tu ne peux pas vraiment faire tout ce que tu veux. Tu rends service. Ton petit frère — c’est à lui que tu rends service — adore ta chambre. Il te demande des quantités de choses. Il faut s’occuper de lui, en lui donnant des jouets, en fabricant des nouveaux jouets, en inventant des jeux avec lui, en dessinant… - C’est cool ! - C’est cool, jusqu’au moment où tu t’aperçois que les milliers de possibilités sont en fait limitées par la quantité de désordre qu’il y a dans la chambre. Il faut ranger. - Je vois. - Et ranger, ça ne plaît pas aux petits frères. Ils préfèrent continuer à jouer.
Nora conclut : - Je vois. Développer, c’est apprendre à ranger. Marco dit : - Ce n’est pas vraiment l’idée que je m’en faisais ! Nora, on va peut-être y aller, demain tu travailles…
Marco et Nora sont partis. Stéphanie va dormir directement sans repasser par la case cuisine. Tu remets à la hâte les restes du repas dans le réfrigérateur, à cause du chat.
(à suivre) Episodes Précédents : 1 -- Si le code pouvait parler 2 -- Voir / Avancer 3 -- Communication Breakdown 4 -- Driver / Navigator 5 -- Brown Bag Lunch 6 -- Conseils à emporter 7 -- Crise / Opportunité 8 -- Le Cinquième Étage 9 -- Que faire ? 10 -- Soit... Soit... 11 -- Boîtes et Flêches 12 -- Le prochain Copil 13 -- La Faille 14 -- Poussière 15 - L'hypothèse et la Règle 16 - Déplacements