L'Esprit Pirate : Une Boussole pour Naviguer dans le Numérique

Et si la piraterie était utile à la société ?

Que peuvent nous apprendre les pirates, les hackers et tous ceux qui détournent les instruments de pouvoir pour défendre une idée forte ? Cette question provocante a été au cœur d’un événement organisé par OCTO Technology en partenariat avec Climax, nous invitant à repenser notre approche de l'innovation et du changement dans le monde numérique.

La piraterie incarne une philosophie de résistance, de créativité et de transformation qui dépasse les clichés romantiques. Les pirates historiques ont créé des espaces d'expérimentation sociale uniques, remettant en question les systèmes établis. Leurs communautés ont servi de laboratoires pour des idées novatrices en termes de gouvernance et d'organisation sociale. Cette capacité à proposer des alternatives audacieuses résonne avec les défis actuels et en tant qu'acteurs du numérique, cette réflexion nous invite à repenser nos propres pratiques.

Sommes-nous prêts à remettre en question nos méthodes pour imaginer des solutions nouvelles et inclusives ?

Entre expérimentations sociales et abordages

L'image du pirate - souvent réduite à celle du bandit des mers - cache une réalité bien plus complexe et riche d'enseignements. Comme l'a souligné Lauren Boudard, cofondatrice de Climax, la piraterie a toujours été synonyme d'expérimentation et d'innovation sociale.

Les communautés pirates du XVIIe siècle ont mis en place des systèmes démocratiques et équitables, bien avant leur temps, avec une répartition plus juste des richesses (allant de 1 à 2 sur les navires pirates contre 1 à 100 dans la marine marchande) et une prise de décision collective.

Cette capacité à remettre en question les systèmes établis et à proposer des alternatives audacieuses résonne fortement avec les défis actuels du numérique.

Ne devrions-nous pas, nous aussi, oser "pirater" nos propres modes de pensée et d'organisation pour faire face aux enjeux contemporains ?

L'étymologie même du mot "pirate" nous éclaire sur cette dimension créative. Dérivé du latin pirata, il signifie « celui qui tente la fortune, qui est entreprenant » ; qui est un emprunt au grec peiráō, «s'efforcer de, essayer de, tenter sa chance à l'aventure ».

Cette notion d'entreprendre et d'expérimenter est au cœur de l'esprit pirate, bien loin des stéréotypes hollywoodiens. Les pirates historiques, poussés par la nécessité et la marginalisation, ont créé des espaces d'expérimentation sociale uniques. Leurs communautés, souvent situées dans des zones de non-droit, ont permis l'émergence de pratiques novatrices en termes de gouvernance et d'organisation sociale. Ces "zones autonomes temporaires", comme les appelle l'historien Jean-Philippe Verne, ont servi de laboratoires pour des idées qui, des siècles plus tard, continuent d'inspirer les mouvements alternatifs et les innovateurs sociaux.

Hacker : un terme mal compris

Tristan Nitot, ancien président de Mozilla Europe, a apporté une clarification importante : les hackers ne sont pas nécessairement des pirates malveillants. Le terme "hacker" désigne avant tout des individus passionnés par la technologie, capables de penser "out of the box" pour résoudre des problèmes complexes. Cette distinction est cruciale pour comprendre l'éthique qui sous-tend de nombreuses innovations dans le domaine de l'open source et du numérique en général.

Le hacking, dans son essence, est une approche créative et non conventionnelle de la résolution de problèmes. Les hackers sont souvent motivés par la curiosité, le désir d'apprendre et l'envie de repousser les limites des systèmes existants. Ils jouent un rôle crucial dans l'identification des failles de sécurité, contribuant ainsi à renforcer la robustesse des infrastructures numériques.

Dans le monde de la technologie, le terme "hacker" est souvent associé à l'éthique du hacker, un ensemble de principes qui valorisent le partage de l'information, la décentralisation du pouvoir et la promotion de la liberté d'expression numérique. Cette éthique a été un moteur important dans le développement de l'Internet tel que nous le connaissons aujourd'hui.

Les hackers ont également joué un rôle clé dans le mouvement du logiciel libre et de l'__open source__, en promouvant l'idée que le code source des logiciels devrait être accessible à tous pour être étudié, modifié et partagé. Cette philosophie a conduit à la création de nombreux projets collaboratifs à grande échelle, comme le système d'exploitation Linux ou le navigateur web Firefox.

L'open source : un modèle de collaboration "pirate" ?

L'économie de l'open source, évoquée par Benjamin Bayart lors de l'événement, offre un parallèle intéressant avec l'organisation pirate. Le mouvement open source partage avec la piraterie historique certaines valeurs fondamentales : la liberté d'accès à l'information, la collaboration horizontale et la remise en question des monopoles. Tout comme les pirates remettaient en cause le monopole des compagnies marchandes et des marines nationales, les partisans de l'open source défient le monopole des logiciels propriétaires et des modèles économiques fermés. Ce modèle démontre qu'il est possible de créer de la valeur tout en défiant les conventions établies.

L*'open source* va au-delà du simple partage de code. Il s'agit d'un véritable écosystème d'innovation où la collaboration prime sur la compétition. Les projets open source sont souvent gérés de manière décentralisée, avec des processus de décision participatifs qui rappellent les assemblées pirates du XVIIe siècle. Ce modèle a prouvé sa capacité à produire des solutions robustes et innovantes.

Des géants de la technologie comme Google, Facebook ou Amazon s'appuient largement sur des technologies open source, démontrant ainsi la viabilité économique de ce modèle "pirate".

L'open source a également donné naissance à de nouveaux modèles économiques, basés sur l__a fourniture de services plutôt que sur la vente de licences__. Ces modèles, plus flexibles et adaptables, remettent en question les structures traditionnelles de l'industrie du logiciel.

Enfin, l'esprit de l'open source s'étend au-delà du domaine du logiciel. On le retrouve dans des mouvements comme l'__open hardware, l'__open data ou encore l'__open science__, qui cherchent tous à appliquer les principes de partage et de collaboration à d'autres domaines de la connaissance et de l'innovation.

Plateformes numériques : entre émancipation et asservissement

Si l'esprit pirate nous inspire à innover, il est crucial de rester vigilant face aux risques d'asservissement liés aux outils numériques. Nos instruments, initialement conçus pour nous émanciper, peuvent devenir des pièges, nous enfermant dans des systèmes propriétaires et des logiques de contrôle. La notion d'"emmerdification" théorisée par Cory Doctorow illustre la dégradation progressive des plateformes numériques, qui suivent généralement quatre phases :

1. Séduction des utilisateurs avec un service de qualité

2. Séduction des entreprises/annonceurs au détriment de l'expérience utilisateur

3. Maximisation du profit au détriment de tous

4. Mort de la plateforme et émergence d'une nouvelle

En tant qu'acteurs du numérique, nous devons donc privilégier les outils ouverts, interopérables et respectueux de la vie privée, afin de garantir que la technologie reste au service de l'humain et non l'inverse. Cette vigilance est essentielle pour préserver notre autonomie dans un monde de plus en plus façonné par les algorithmes.

Une nouvelle frontière numérique

Le cyberespace est souvent comparé à un nouvel océan, un territoire largement inexploré où les règles sont encore en train d'être définies. Comme les pirates revendiquent leur indépendance face aux marines nationales, les acteurs du numérique doivent aujourd'hui se positionner face aux géants technologiques et aux régulations parfois restrictives. Cette frontière numérique est un espace où l'expérimentation est nécessaire pour répondre aux grands enjeux sociétaux.

Cependant, naviguer sur cet océan numérique implique de prendre conscience des impacts sociaux, environnementaux et éthiques de nos actions. Les pirates modernes nous montrent qu'il est possible d'innover tout en respectant des principes fondamentaux tels que la transparence, la collaboration et l'équité.

Sommes-nous prêts à devenir les pirates du numérique de demain, expérimentant avec audace tout en respectant les valeurs qui font avancer notre société ?

Pistes d'actions pour devenir des "pirates positifs" du numérique

  • Encourager la pensée critique et la remise en question des processus établis au sein de nos équipes.
  • Favoriser des structures de décision plus horizontales et participatives dans nos projets.
  • Investir dans la formation continue pour développer des compétences de "hacking éthique" et d'innovation ouverte.
  • Participer activement à des projets open source pour contribuer à l'écosystème numérique global.
  • Organiser régulièrement des sessions de brainstorming "pirate" pour identifier des solutions innovantes aux défis de nos clients.

Pour aller plus loin :

Origine & mise en contexte :

Cet article a été rédigé à l’occasion de la sortie du numéro “Utopie Pirate” du média Climax pour laquelle nous avons accueilli une table ronde consacrée au thème de la “Piraterie”.

Cet événement est le reflet d’une démarche intellectuelle et d’exploration des alternatives aux modèles dominants en rapport avec la souveraineté numérique. Nous avons alors discuté des liens croisés entre piraterie, bidouille et technique.

  • Date : 20 février 2025
  • Lieu : dans les locaux d'OCTO Technology à Paris
  • Type d'événement : Table ronde sous forme de regards croisés

Intervenants et intervenantes :

  • Lauren Boudard, cofondatrice des médias Climax et TechTrash,
  • Christian Fauré, directeur scientifique chez OCTO,
  • Tristan Nitot, directeur associé Communs Numériques & Anthropocène chez OCTO et ancien président de Mozilla Europe,
  • Benjamin Bayart, cofondateur de La Quadrature du Net et aujourd’hui consultant chez OCTO notamment sur les sujets de cloud souverain et des enjeux autour de la protection des données personnelles,
  • Alexandra Fleck, en qualité de modératrice, est chargée de projets RSE et travaille sur les enjeux du développement durable.

L'objectif de cette table ronde était d'explorer le concept de piraterie dans ses différentes dimensions - historique, numérique, politique et éthique - et d'en tirer des enseignements pour nos pratiques professionnelles et notre positionnement en tant qu'acteur engagé dans la transition numérique responsable.