IAs & Personas : vers un nouvel extrême persona ?

Considérer l’IA comme un utilisateur intermédiaire… et comme levier d’accessibilité

Depuis les premiers travaux d’Alan Cooper dans les années 1980, les personas sont devenus un outil indispensable du design centré utilisateur.
Un persona, c’est la représentation fictive mais cohérente d’un utilisateur type. Il permet d’incarner des besoins, de structurer la réflexion, d’éviter de concevoir “pour tout le monde”, ce qui revient souvent à ne concevoir pour personne. Cette méthode, largement diffusée dans l’UX à partir des années 2000, repose sur une idée simple : mieux comprendre pour mieux concevoir.

Pendant des décennies, ces personas étaient exclusivement humains, avec leurs caractéristiques, leurs habitudes, leurs limitations cognitives et leurs besoins spécifiques. Ils guidaient nos arbitrages en matière d’ergonomie, de contenus, d’interactions. Bref, ils constituaient notre cadre d’analyse.

Or, depuis quelques temps, un nouvel acteur s’imisce à une vitesse folle : l’intelligence artificielle générative, en particulier les modèles de langage (LLM). Non pas comme un utilisateur final (la machine ne ressent ni frustration ni satisfaction), mais comme un intermédiaire. Une sorte d’extension de l’humain qui lit, interprète, restructure et transmet de l’information entre nos interfaces et nos utilisateurs humains.

Et cet agent est déjà massivement utilisé.

L’analyse menée par SparkToro et Datos (2024) révèle que ChatGPT reçoit environ 37,5 millions de requêtes de type “recherche” par jour, pendant que Google en traite plus de 14 milliards. La part est encore modeste, certes, mais la dynamique est forte. Dans un rapport publié par Yext, Inc, il est indiqué qu'en France, la confiance envers l’IA dépasse désormais celle accordée aux moteurs de recherche classiques pour les sujets sensibles (51 % contre 45 %). L’usage de l’IA progresse fortement : 40 % des Français utilisent quotidiennement des outils comme ChatGPT ou Gemini, et 82 % déclarent recourir davantage à ces nouveaux outils qu’il y a un an.

Ce changement transforme progressivement notre rapport au design numérique. Pour comprendre pourquoi, il faut d’abord clarifier ce que fait réellement une IA et ce qu’elle ne fait pas…

1. Comment une IA “comprend” une interface : prédiction, structure et signaux implicites

Contrairement à l’intuition que nous possédons vous et moi, une IA générative ne comprend pas le monde comme un humain le fait.
En effet, OpenAI le précise dans le rapport technique de GPT-4 : “Un modèle de langage prédit le prochain token le plus probable à partir des tokens précédents.”

Cela signifie que même lorsqu’une réponse semble intelligemment formulée, elle repose entièrement sur des statistiques, des probabilités et des corrélations. L’IA ne possède pas de connaissance intrinsèque, pas d’intention qui lui est propre, pas d'interprétation humaine. Elle manipule des chaînes de tokens dans un environnement mathématique.

Pour produire ses réponses, une IA s’appuie sur des mécanismes d’attention (introduits dans Attention Is All You Need, Google Research, 2017), qui lui permettent d’identifier et de pondérer des signaux présents dans un texte ou un code HTML. Autrement dit, elle ne voit pas les couleurs, les espacements, l’esthétique ou la hiérarchie visuelle de votre interface. Elle en lit les données dites “structurées”.

Elle lit les titres (<h1>, <h2>), les descriptions d’images (alt), les attributs ARIA, les <role>, les liens, les sections, les listes. Elle inspecte même les commentaires laissés ça et là dans le code. Elle s'appuie également sur les données structurées comme Schema.org, un vocabulaire standardisé (créé conjointement par Google, Microsoft, Yahoo! et Yandex) qui permet aux machines de reconnaître précisément ce qu’est un élément : un produit, un article, une recette, un événement, etc. Les informations Schema.org servent à clarifier la signification du contenu pour les moteurs et, désormais, pour les IA.

Bref, là où un humain lit une interface par sa perception visuelle et ses émotions, une IA la lit par sa structure, sa sémantique et ses signaux implicites... Et ce décalage change absolument tout.

2. L’IA comme “utilisateur intermédiaire” : un nouveau filtre entre l’interface et l’utilisateur humain

Lorsque quelqu’un demande “Quelle est la meilleure manière de faire un banana bread ?”, il peut obtenir une réponse complète sans jamais visiter un site web. L’IA consulte plusieurs pages, en extrait les informations pertinentes, les reformule, les priorise, et les transmet à l’utilisateur. L'interface visuelle ne sera elle jamais vue. Dans ces situations, l’IA devient un interprète algorithmique au service de l’humain et de sa requête.

Elle sélectionne ce qu’elle estime important, ignore ce qui manque de clarté, amplifie ce qui est répétitif et reformule en fonction des patterns rencontrés dans son entraînement.

L’utilisateur final n’accède plus directement à votre contenu, mais au récit que l’IA en a fait.

Ce rôle d’intermédiaire lui confère une place unique : elle influence l’expérience utilisateur sans pour autant en faire explicitement partie.

C’est précisément ce statut qui commence à justifier de la considérer comme un nouveau type de persona, non pas un utilisateur humain mais un agent qui va “façonner l’expérience utilisateur”.

Cependant, pour comprendre la transition que cela implique, il faut aller un cran plus loin...

3. De l’IA persona à l’IA extrême persona : quand la machine révèle les limites de vos interfaces

En UX, nous créons des “’extrêmes personas” pour explorer des cas d’usage particuliers, souvent liés à l'accessibilité, à la charge cognitive ou à des contraintes spécifiques par rapport à la population moyenne. L’objectif n’est pas de concevoir pour une minorité au détriment du plus grand nombre, mais plutôt d'améliorer la robustesse générale de l’interface au profit du plus grand nombre grâce à ces extrêmes personas.

Or, lorsqu’on observe la manière dont une IA lit les pages web, un constat s’impose : Ses besoins sont proches de ceux des technologies d’assistance utilisées par les personnes en situation de handicap.

Comme annoncé plus haut, un lecteur d’écran ou un modèle de langage ne voit pas comme vous et moi. Il ne perçoit pas la subtilité de votre mise en page, votre usage des lois de proximité, votre palette de couleurs, votre hiérarchie visuelle etc. En revanche, il va dépendre entièrement de votre sémantique, de la structure de vos données et de votre code, de vos balises et de vos textes descriptifs.

À ce titre, l’IA se comporte de la même manière qu’un extrême persona. Si l’IA peine à interpréter votre contenu, il y a de fortes chances que les technologies d’assistance humaine rencontrent les mêmes difficultés.

Le rapprochement entre IA et accessibilité devient de plus en plus évident.

4. Concevoir pour l’IA revient donc à renforcer l’accessibilité de vos produits numériques

Les règles qui permettent à une IA de comprendre une page sont alignées avec les bonnes pratiques WCAG, RGAA ou WAI-ARIA, à savoir : des titres hiérarchisés, des textes alternatifs pertinents, des boutons décrits explicitement, des contenus structurés, une navigation logique et enfin des métadonnées claires.

Et comme l'accessibilité n’est pas un sujet marginal, l’impact est majeur.

Quelques chiffres clés concernant l’accessibilité (OMS, Commission européenne) :

  • Environ 1,3 milliard de personnes vivent avec un handicap (soit 16 % de la population mondiale).
  • En Europe, cela représente plus de 100 millions de personnes (source Eurostat).
  • 1 personne sur 4 présente un handicap dans l’Union Européenne.
  • Environ 20 % des utilisateurs utilisent régulièrement des technologies d’assistance.
  • Plus de 70 % des sites comportent des erreurs d’accessibilité majeures (source WebAIM Million, 2024).

Respecter les exigences structurelles pour l’IA va alors améliorer automatiquement l'expérience de nos personas et extrêmes personas (les personnes aveugles ou malvoyantes, les personnes ayant des troubles cognitifs, les personnes âgées, les utilisateurs naviguant dans des environnements contraints etc.).

Autrement dit, optimiser pour l’IA revient à optimiser pour l’humain (et souvent, pour celui qui en a le plus besoin.)

5. Conclusion : l’IA comme extrême persona, ou pourquoi l'accessibilité devient un enjeu partagé

L’IA n’est pas un utilisateur humain. Elle n’a ni émotions, ni attentes, ni intentions qui lui sont propres. Cependant, elle lit, filtre, réinterprète et transmet nos contenus à un nombre croissant d’utilisateurs. Elle agit comme un intermédiaire incontournable, et c’est pour cette raison qu’elle mérite d’être intégrée à notre réflexion comme un persona intermédiaire, puis comme un extrême persona structurel.

Concevoir pour l’IA demande rigueur, clarté, sémantique et logique. C’est précisément ce que requiert l’accessibilité numérique... Et dans un monde où l'accessibilité est devenu un enjeu majeur où plus d’un milliard de personnes vivent avec un handicap, cette convergence n’a rien d’anecdotique.

A l’heure où les IAs enflamment les débats sociétaux un peu partout, ne serait-il pas légitime de les considérer comme des personas à part entière au regard de la place qu’elles se créent mais aussi, comme des leviers d’inclusion et d'accessibilité ?