Efficacité du management opérationnel et satisfaction des collaborateurs
Dans le long entretien qu’il nous a accordé pour le blog OCTO, entretien intégré dans l’ouvrage Culture Kaizen, Marc Demougeot, alors DSI Veolia Eau France, nous explique que le Lean représente pour sa direction « une vraie prise de conscience des progrès qu’il nous reste à réaliser en matière de pilotage opérationnel de l’activité. »
Dans le cadre de nos accompagnements Lean, nous partageons ce constat : soumis à une avalanche d'outils, de « nouvelles méthodes » (yeux au ciel), de solutions en ligne, d'injonctions contradictoires et de contextes flous, les managers perdent de vue la simplicité radicale du management opérationnel alors qu’il s’agit de la clef pour « craquer des problèmes que l’on pensait incraquables » pour citer encore ce DSI.
Et notre conviction est que l'efficacité du management opérationnel a un impact direct sur la satisfaction des collaborateurs. Comme le dit volontiers Michael Ballé : « On fait réussir les équipes pour les engager, plutôt qu’essayer de les engager pour les faire réussir. »
Comme à notre habitude, nous proposons d'illustrer cette proposition avec un retour d'expérience vécu avec une équipe au coeur des enjeux d'une direction informatique. L’objectif est de montrer comment, avec un management opérationnel différent, l’équipe va graduellement s’inscrire dans un cercle vertueux pour sortir la tête de l’eau et améliorer significativement sa performance opérationnelle. Ce qui va avoir un impact direct sur la qualité de vie de cette équipe au travail.
Contexte
Nous sommes dans un grand groupe français, un de ceux qui fait le plus rêver les étudiants de notre pays (et qui n'est pas celui évoqué en début d'article). « Tout le monde aime son travail mais pas les conditions dans lesquelles il est exercé aujourd’hui», voici l’un des premiers verbatims de Caroline (manager N+2) lors de notre arrivée.
Cette équipe, responsable des réseaux, est initialement dans une situation très difficile : elle se sent submergée par les demandes de ses clients internes, n’est pas en maîtrise de son activité et subit la situation : toutes les causes sont réunies pour créer un contexte particulièrement stressant.
L’équipe est sollicitée pour du support, de la maintenance, mais également pour le déploiement de nouveaux projets stratégiques nécessitant ingénierie, configuration et installations, en collaboration avec d’autres métiers technologiques. Elle est au cœur d’une majorité des projets de la direction des systèmes d’information, tous plus importants les uns que les autres, cela va sans dire.
1. Construire le consensus
Dans son ouvrage Organisational Culture and Leadership l’universitaire Edgar Schein explique que « atteindre le consensus est le processus de construction d’une réalité partagée » et qu’il s’agit d’une des responsabilités du management. C’est exactement ce par quoi nous commençons. Ainsi, lorsque nous nous immergeons au sein de cette équipe, nous obtenons un grand nombre de « soucis » exprimés, mais bien peu de « problèmes » (c'est-à-dire présentés sous forme d’écarts mesurés, selon la définition Lean).
Cela peut sembler une subtilité sémantique, mais faire cet effort de chiffrer ces soucis confus permet de passer d’un contexte diffus, qui semble insaisissable, à un contexte qui apparaît alors bien plus clairement et qui devient actionnable : la réalité partagée se dessine alors devant nos yeux.
Cette analyse nous permet en outre d’identifier les différentes activités l’équipe et d’obtenir des problèmes chiffrés :
Support
L’équipe est responsable du support Niveau 2 sur l’activité réseau. Le support niveau 1, en contact direct avec les utilisateurs, en traite une partie et lui fait suivre les tickets auxquels elle ne sait répondre.
« On n’a pas le temps de s’occuper du flux de demandes classique car on perd du temps dessus »
- 50% des demandes de support qui arrivent à l’équipe ne les concernent pas. Les collaborateurs perdent alors du temps à trouver à qui les assigner et ils font juste passe-plats. De guerre lasse, ils en arrivent à ne même plus regarder les tickets.
- Il y a 107 tickets de support dans le stock, dont 94% avec une ancienneté > 50 jours
Demandes d’ouverture de flux
« Les demandes de flux sont toujours réalisées dans l’urgence sans avoir la possibilité de s’organiser »
- Sur les 8 dernières semaines, il y a eu 111 demandes d’ouverture de flux, 46 ont été traitées et 36 rejetées car incomplètes ou à l’encontre des règles de sécurité IT.
- Il reste 29 demandes en stock dont 23 « simples » traitables en moins de 2H
Projets
« On a beaucoup de projets en cours » .
- 180 projets sont lancées
- 33 sont en cours au niveau de équipe réseau
- 64% (21/33) des projets sont sans jalons
« On ne maîtrise pas le flux projet »
- Il n'y a pas de liste existante (backlog) de demandes projet pour construire le planning des semaines à venir
- Il n'y a pas de standard de gestion de projet : il y a donc de la variabilité dans la qualité du pilotage ce qui entraîne du stress au niveau des équipes ;
- Entre les mails, le téléphone, les outils de ticketing et les messageries instantanées, l’équipe est sollicitée sur 6 canaux différents (Mails perso ; liste mail support ; téléphone ; ITASM ; leur outil interne d’ouverture des flux ; et Skype)
Satisfaction Client
« Les clients ne sont jamais contents et se plaignent toujours des délais »
- Sur dix clients interviewés, 1 seul est promoteur (note de 9/10 ou 10/10) et 4 sont détracteurs (note inférieure à 7/10). Cela représente un Net Promoter Score de -30%, une moyenne de 6,7/10. Les trois thématiques d’amélioration récurrentes remontées sont :
- Pas de suivi des demandes projets de l’équipe (9 personnes)
- Allers / Retours sur les demandes car les demandes ne sont pas complètes : (6 personnes)
- Variabilité dans la qualité de traitement des demandes d’ouverture des flux (6 personnes)
Satisfaction Collaborateurs
« Nos personnes clefs sont surchargées »
- 90% des 33 projets sont gérés par 25% des collaborateurs (4 sur 12).
« Les collaborateurs sont démobilisés »
- Le NPS employé (e-NPS) est à -50. Ce qui signifie que la moitié de l’équipe ne recommanderait certainement pas un collègue de les rejoindre en raison des conditions difficiles.
La clef du management opérationnel : identifier la « pièce »
Malheureusement, dans tous ces échanges, le sujet principal est à peine évoqué par les collaborateurs : quel est l’écart entre ce qu’ils doivent livrer et ce qu’ils livrent vraiment chaque semaine ? D’ailleurs quelle est la « pièce » livrée par cette équipe ? Et que veut dire une semaine réussie ? D’un point de vue pilotage de la valeur opérationnelle, il s’agit du sujet clé. Et nous constatons que malheureusement celui-ci n’est pas suivi, alors que nous sommes pourtant ici au cœur du rôle du management opérationnel.
Pour mieux comprendre ce pilotage il nous faut comprendre quelle est la « pièce » c'est-à-dire l’unité de valeur opérationnelle qui représente de la valeur pour les clients, que l’équipe livre régulièrement. Formulé différemment, nous souhaitons répondre à la question « qui livre quelle valeur à qui, et sous quelle forme ? »
Nous avons trois activités :
- Support : la pièce est le ticket de support ;
- Flux : la pièce est la demande d’ouverture de flux ;
- Projet : là c’est plus compliqué à définir pour l’équipe. Nous convergeons avec l'équipe vers « l’activité projet », dont plusieurs composent une demande projet. Par exemple, pour le projet YYZ, les activités sur les 4 semaines à venir sont :
- définir l’infrastructure du site #1 ;
- routage et filtres site #1 ;
- infrastructure site #2 ;
- routage et filtre site #2 ;
- soutien pour chiffrage site #3.
Pour établir un point de départ, nous demandons à l’équipe de noter dans un tableau le nombre d’activités liées au projets qu’ils traitent chaque semaine, ce durant deux semaines. Nous arrivons ainsi à une moyenne de 10,5 activités par semaine sur deux semaines. Ce sera notre point de départ.
Etat des lieux
Tous les soucis initiaux sont devenus des problèmes chiffrés (stocks, satisfaction client, production) ; éclairés par les verbatim des clients lors des entretiens. Nous avons identifié les gaspillages subis par l'équipe lors de vis-ma-vie que nous avons menés avec les collaborateurs. Enfin, nous nous sommes mis d’accord sur les différentes natures de pièces à piloter.
Nous sommes passés d’une situation confuse et oppressante à une situation claire, avec des enjeux précis à traiter, en définissant le point de départ de la performance opérationnelle. Nous sommes dès lors en situation de passer à l’action avec l’équipe.
2. Mobiliser l’équipe sur des sujets concrets et actionnables
Projets : un faux départ riche d’enseignements
Après des ateliers au terme desquels l’équipe nous accorde le bénéfice du doute, nous disposons d’un fragile élan avec lequel nous démarrons le pilotage de la production des demandes projets : chaque jour, l’équipe définit la liste de tâche à réaliser. On regarde en fin de journée celles qui sont terminées et les causes de celles qui ne le sont pas.
Malheureusement, nous nous rendons compte dans un premier temps que l’équipe se décourage car les collaborateurs ont du mal à livrer les pièces prévues et la manager a du mal à s’approprier l’outil.
Une première analyse des causes des tâches non sorties montre que sur les 27 pièces non sorties sur les 2 premières semaines, 13 (soit près de la moitié) sont dues à des problèmes de qualité entrante. Les informations sont souvent incorrectes (exemple : mauvaise salle donnée pour l’installation d’un switch réseau) soit manquantes. Le deuxième motif de non réalisation de la tâche (6 occurrences) est que la personne de l’équipe n’est pas disponible.
Projets : préparer sa semaine
L’équipe décide alors de changer le format de suivi et de préparation. Elle décide de préparer chaque semaine, dans un point hebdomadaire avec toutes les pièces qui sont prêtes. En Scrum on parlerait d’un « Sprint Planning ».
Cette session de préparation présuppose que chaque collaborateur valide en avance de phase le contenu des pièces (activités liées à une demande projet ou une ouverture de flux) qu’il prévoit de livrer la semaine suivante. Seules les demandes complètes et valides (en Scrum : celles qui répondent à la « Definition Of Ready »)sont intégrées à la planification de la semaine suivante. Lorsqu’une demande est incomplète, ils contactent le demandeur (souvent chef de projet) pour leur montrer le standard attendu et leur expliquer pourquoi chaque information demandée est importante.
Projets : Traiter la non-disponibilité
Par ailleurs, pour traiter la cause de non-disponibilité, l’équipe décide de positionner un binôme sur chaque tâche : ainsi, en fonction de l’actualité (très riche) de l’équipe, le binôme peut s’organiser pour qu’une des deux personnes réalise bien l’activité liée à la demande, le jour prévu.
Avec ce nouveau système, l’équipe a ajouté de rapides étapes de planification (en préparant sa semaine), de vérification de la qualité et d’organisation pour s’assurer que les pièces prévues seront livrées.
Ce deuxième mode de pilotage convient mieux à l’ensemble de l’équipe et elle peut constater l’impact de ce nouveau pilotage : elle passe rapidement de 10 à 12 puis 14 puis 18 activités livrées par semaine, pour une moyenne de 17 sur les 4 dernières semaines de l’accompagnement.
Projets : reconstituer le Macro Plan
Il demeure toutefois le problème de manque de visibilité sur les différents projets. Au lancement de la mise en œuvre, seuls 36% projets (12/33) disposent de jalons clairs. Reconstituer cette visibilité avec des personnes au calendrier surchargé semble une tâche herculéenne à l’équipe qui se décourage à cette seule idée.
Dans une approche Lean nous testons une approche très frugale : un point de 15 minutes avec chacun des Chefs de Projet pour définir les jalons des projets dont il est responsable. Les deux premiers entretiens durent un peu plus de temps car nous avons mal cadré le “pourquoi” auprès des premiers CP interviewés. Nous ajustons rapidement et parvenons à tenir les 15 mns avec les autres qui sont ravis de constater que l’on ne leur fait pas perdre de temps.
Au bout de six semaines, l’équipe est parvenue à atteindre une visibilité sur 70% des projets ! Elle est beaucoup plus en situation de prendre les bonnes décisions lorsqu’elle prépare son planning de la semaine. Par ailleurs le fait d'avoir des jalons clairs fait partie des critères de sélection d'une activité projet pour la semaine : les CP qui n'ont pas fait l'effort de constituer ces jalons (ce qui est souvent très complexe pour des projets intégrant différentes activités) voient que leur demandes d'activités projet ne sont pas planifiées.
Support : Réduire le stock
Un des collaborateurs nous ayant avoué ne jamais regarder le stock de tickets de support en raison de sa non qualité et du fait que la plupart ne les concerne pas, nous décidons de travailler par petits créneaux de 20 minutes avec chacun pour parcourir les tickets qui leur sont assignés et supprimer ou ré-assigner ceux qui sont invalides pour cette équipe.
Nous travaillons aussi avec l’une d’elles, appelons la Justine, pour comprendre les causes de non qualité : elle met à jour le Wiki d’aide aux personnes leur assignant des tickets et organise une petite campagne de communication. Dans ce cadre, en échangeant avec l’équipe de support Niveau 1 (N1) autour de tickets incorrects, l’équipe réseau découvre que l’outil utilisé pour cette activité dispose d’un statut particulier permettant de faire un retour au N1 sur les causes de non-qualité, ce qu’elle ignorait jusque-là.
Au bout de 6 semaines nous sommes passés de 107 tickets à 2 tickets en stock (représentant une demi-journée de travail) : le support n’est plus cette activité délaissée et redoutée mais une activité complètement maîtrisée, à la grande satisfaction de leurs clients.
Grâce à l’utilisation du feedback au N1, Il n’y a quasiment plus de tickets mal assignés ; les tickets sont bien renseignés et ne font pas perdre de temps à l’équipe.
Flux : gestion des activités projet
Le levier que nous mettons en place pour améliorer la gestion de demande d’ouverture des flux est celui de la standardisation : les clients se plaignaient de la variabilité de la qualité en fonction des personnes qui prenaient la demande en compte, nous créons ainsi un standard de la gestion des demandes simples dont le traitement peut être délégué à une personne non experte. L’expert se consacre prioritairement aux cas complexes ce qui permet de développer la flexibilité de l’équipe sur ce sujet clef pour les clients de l’équipe.
De la même manière, l’équipe reçoit un grand nombre de demandes de création d’îlots (une sous-structure locale d’un large réseau informatique). En prenant le temps pour automatiser cette demande récurrente, l’équipe fait tomber le temps nécessaire à ces demandes de 2 heures à 10 minutes, là encore à la plus grande satisfaction des clients de ce type de demandes.
3. Mesurer les apprentissages
Au sein de notre équipe OCTO de coachs en amélioration continue, l’indicateur de réussite des missions d’accompagnement est la mesure de l’amélioration de la performance trois mois après la fin de la mission. Celle-ci s’est-elle encore améliorée ? Les équipes ont-elles continué à faire évoluer leurs pratiques avec les problèmes rencontrés ? Les collaborateurs sont-ils toujours mobilisés ?
Cette conversation que nous menons trois mois après la fin de nos accompagnements est un moment d’appréhension car la qualité de notre travail se mesure aussi à la pérennité de la démarche, une fois que nous sommes partis.
Dans le cas de cette équipe, notre joie n’en a été que plus grande : non seulement l’équipe a continué à s’améliorer mais il en a été de même pour la satisfaction des collaborateurs. La situation chaotique dans laquelle l’équipe subit des demandes à la qualité inégale, et son incapacité subséquente à donner de la visibilité sur les différents sujets, a laissé place à une situation dans laquelle l’équipe est en contrôle de ce qu’elle livre chaque semaine. Elle sait que la qualité entrante est bonne, elle peut planifier sa semaine et livrer ce qu’on attend d’elle, dans la sérénité : les causes de stress ont reculé de façon spectaculaire.
Améliorer la productivité
Trois mois après notre départ, le stock de tickets de support est toujours maîtrisé à moins de 6 (au lieu de 107 au début) et l’équipe s’est encore améliorée dans le production des projets : en six mois elle a plus que doublé sa production de demandes projet (23 par semaine en moyenne au lieu de 10,5). Cela représente un gain de 12 ETP de valeur livrée en plus (soit +1M € de gains par an pour la direction informatique).
Quant à la satisfaction des collaborateurs, elle a suivi une courbe remarquablement analogue. A présent l'équipe est majoritairement promotrice des conditions de travail qu'elle a sur mettre en place.
Le DSI qui a suivi cette mise en oeuvre nous apportera sa perspective sur cette réussite :
*« Bien sûr les résultats sont probants et c’est très satisfaisant. Mais j’avais un doute sur la manager. Le fait que vous ayez conservé la même personne et développé ses compétences en pilotage opérationnel est très intéressant. »
Qui doit apprendre quoi pour réussir dans le management opérationnel ?
Lors de nos accompagnements, nous nous posons toujours cette question de Art Byrne : « Qui doit apprendre quoi pour réussir » ? Dans cette activité éminemment complexe, au cœur des problématiques de toute la DSI, cette manager (appelons là Sophie) a su s'approprier ces outils Lean pour développer ses compétences en management opérationnel dans ce contexte si singulier. Elle a appris à :
- Créer le consensus en présentant les problèmes sous formes d’écarts entre ce que l’équipe a livré et l’attente client ;
- Mobiliser l’équipe sur des sujets concrets et actionnables : les causes spécifiques des écarts de la performance mesurée chaque jour ;
- Mesurer les apprentissages : en permettant à l’équipe de voir la causalité entre les nouvelles pratiques et l’évolution de la performance opérationnelle.
Des résultats qui tendent à montrer une fois de plus que la qualité du management opérationnel, pour lequel le lean apporte un cadre de pensée incarné par de nombreux outils, est un élément clé pour améliorer la satisfaction des collaborateurs.