Écriture inclusive, comprendre les enjeux pour aller au-delà du point médian

Il y a quelque temps, j’ai commencé à m’intéresser à l’écriture inclusive, car j’entendais tout et son contraire à ce sujet. Pour creuser ce sujet, me suis ainsi attelée à lire des articles, des livres, regarder des vidéos, etc... Ma conclusion a été “ce sujet est passionnant”. Mais, j'ai surtout découvert l’impact sociétal de l’écriture inclusive.

L’objectif de cet article est de faire un condensé de mes lectures sur pourquoi ce sujet est important avec une rétrospective historique, les impacts, comment pratiquer une écriture inclusive et surtout revenir sur plusieurs idées reçues.

Pour commencer, je vous propose 2 définitions de Raphaël Haddad qui a beaucoup publié sur le sujet :

"L’écriture inclusive n’est pas woke. C’est une tradition française. Reféminisation des noms de métiers, convention de proximité, double flexion : elle dépasse largement la question du point médian" (L’écriture inclusive, et si on s’y mettait aux éditions le Robert).

Cette citation est intéressante, car elle pointe du doigt le premier apriori que l’on peut avoir en indiquant les différents moyens mis à disposition. Il ne s'agit pas de déformer l’écriture, mais d’utiliser toute sa richesse.

La seconde définition : "L’écriture inclusive peut se définir simplement comme : un ensemble d’attentions éditoriales qui permettent d’assurer une égalité de représentations entre les femmes et les hommes" (Manuel d’écriture inclusive, Raphaël Haddad, 2016) explicite clairement l’objectif d’user d’une écriture inclusive : être un des outils de l’égalité.

Petit historique

Je vous propose un retour dans le passé, et pas n’importe quand, au Moyen-Âge, au XIIIe siècle. À cette époque, le registre d’impôt médiéval dresse une série de métiers parmi lesquels on trouve mairesse, archière, cervoisière, portière ou fusicienne (“femme qui exerce la médecine”). Il reconnaît les chevaleresses, les gouverneresses ou les médecines.

À cette même époque, l’accord de proximité est admis, c’est-à-dire, qu’on accorde en genre l’adjectif par rapport au terme le plus géographiquement proche. On peut se demander aujourd’hui pourquoi on accepte “des chants et danses bretonnes” et pas "des hommes et des femmes bretonnes” ? Enfin, le “e” final utilisé au féminin n’est pas muet.

Et là, patatra ! En 1634, Richelieu crée l’Académie française. Pour celleux qui ne la connaissent pas, il s'agit d’une institution qui a pour objectif de "donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences". Si vous souhaitez en savoir plus, je vous invite à aller regarder cette vidéo . J’en profite pour vous donner quelques statistiques sur cette institution :

  • 1980 : Marguerite Yourcenar est la première femme à rejoindre d'Académie française

  • Nombre de femmes ayant siégé depuis la fondation : 11

  • 1983 : Léopold Sédar Senghor (dont je vous invite à aller regarder le travail) est le premier homme noir

  • Nombre de membres depuis la fondation : 733 en 2019

On ne peut pas dire qu’il s’agisse d’un modèle de diversité…

Et “le masculin l’emporte sur le féminin”

Dès la création de l’Académie, celle-ci s’est évertuée à effacer les femmes de la langue française et notamment de tout ce qui connote au prestige. Voici un florilège de citations :

  • 1651, Liberté de la Langue Françoise, dans sa pureté par Scipion Dupleix (1569-1661), “Conseiller du Roy en ses Conseils d’État & Privé, & et historiographe de France” : "Parce que le genre masculin est le plus noble, il prevaut tout seul contre deux ou plusieurs feminins, quoy qu’ils soient plus proches de leur adjectif. Par exemple, le travail, la conduite & la fortune joints ensemble peuvent tout".

  • 1767, Beauzé (1717-1789) de l’Académie française "Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle".

  • 8 mai 1673, Bossuet (1627-1704) de l’Académie française a voulu que l’orthographe distingue "les gens de lettres d’avec les ignorants et les simples femmes".

Invisibilisation

"Quoiqu’il y ait un grand nombre de femmes qui professent, qui gravent, qui composent, qui traduisent, etc., on ne dit pas professeuse, graveuse, compositrice, traductrice, etc., mais bien professeur, graveur, compositeur, traducteur, etc., pour la raison que ces mots n’ont été inventés que pour les hommes qui exercent ces professions."

Voilà ce que l’on retrouve à la page 38 du livre La Grammaire nationale, Bescherelle en 1834. En lisant ce court passage, il m’est venu une envie de découper mon édition que je garde depuis le collège en ayant une sensation de trahison ! En effet, pendant longtemps, je me fiais au Bescherelle...

Enfin, en 1944, les mots députée, sénatrice, ambassadrice, présidente, générale, colonelle, magistrate, préfète… sont purement interdits au Journal officiel et ce sont les équivalents masculins qui apparaissent lors de l’enregistrement à la nomination…

Retour en grâce : chronologie de la législation en faveur de l’écriture inclusive

  • 1984 : Yvette Roudy (ministre du droit de la femme, premier ministère dédié, sous François Mitterand) crée une commission de terminologie relative à la reféminisation des noms de métier

  • 1986 : Signature de la 1ère circulaire de reféminisation des noms de métier dans les documents réglementaires ou administratifs. Il y a une opposition de l’Académie française.

  • 1998 : Circulaire Jospin - Création d'une documentation de référence listant le plus grand nombre de noms de métiers au féminin et masculin "Femme, j’écris ton nom…"

  • 2012 : Circulaire Fillon - Suppression de l’emploi du mademoiselle dans tous les formulaires administratifs

  • 2017 : Circulaire Philippe - Elle reconnaît la nécessité de “ne pas marquer de préférence de genre” et préconise l’usage de formules telles que le candidat et la candidate. Elle proscrit l’écriture dite inclusive, qui désigne les pratiques rédactionnelles et typographiques visant à substituer à l’emploi du masculin, lorsqu’il est utilisé dans un sens générique, une graphie faisant ressortir l’existence d’une forme féminine” des textes destinés à paraître au Journal Officiel. Ici, le ministre interdit donc l’usage de parenthèses pourtant largement utilisé dans le service public.

  • 2019 : l’Académie française n’y voit plus aucun “obstacle de principe”

  • 2021 : Circulaire Blanquer - Réaffirmation de la circulaire Philippe

formulaire papier : A Situation du foyer fiscal en 2022. Liste de 5 cases à cocher possible : Marié(e)s, Divorcé(e)/séparé(e), Pacsé(e)s, Célibataire, Veuf(ve)

Si vous vous demandez ce qu’est une circulaire, il s’agit d'un texte administratif rédigé pour informer les différents services d’un ministère, ou les agents des services déconcentrés (préfecture, par exemple). Ce texte explique les dispositifs à appliquer. Les circulaires doivent être publiées pour être opposables, c'est-à-dire qu'elles produisent alors leurs effets auprès des personnes concernées qui ne peuvent l'ignorer.

Une circulaire émane d'une autorité publique. C'est un acte administratif. Pour en savoir plus sur le sujet

Écriture inclusive : quels impacts ?

Si l’on parle et promeut l’écriture inclusive, ce n’est pas pour le plaisir “d’embêter” les personnes (ni de se prendre un certain nombre de violences quand on l’utilise). Si l’on en parle beaucoup, c’est qu’il y a un impact réel à son usage.

L’écriture inclusive indispensable aux politiques d’égalité

Dans ces travaux, l’historienne et linguiste Éliane Viennot établit que la virilisation de la langue est une construction historique et politique. La règle grammaticale selon laquelle le masculin l’emporte sur le féminin est avant tout un ordre, au sens d’agencement et d’autorité, social et politique. Elle explique que le langage est le moyen et le média au travers duquel nous nous construisons et nous interragissions les un·es avec les autres.

“Les inégalités sont le fondement et l’expression d’un système politique et économique patriarcal.”

Ainsi, avoir un langage non sexiste fait partie d’un ensemble plus large pour compenser et porter les conditions de l’égalité.

Si l’écriture inclusive seule ne suffit pas, elle fait partie des conditions sine qua non à l’égalité femme homme !

Des impacts concrets

Aujourd’hui, l’écriture dite inclusive s’est beaucoup démocratisée. En effet, d'après l'étude L’écriture inclusive en France en 2021, 2 tiers des Français sont favorables à la reféminisation des métiers et 56 % de la population se déclare attentive à la recherche d’alternatives au masculin générique. Enfin, les jeunes (18 - 34 ans) et les femmes se déclarent plus favorables au point médian et aux mots non binaires que le reste de la population. On commence à mesurer ses impacts.

Le premier concerne notre représentation mentale individuelle. Lors de l’usage du masculin générique grammatical, nos représentations sont essentiellement masculines. Au contraire, les formulations fléchies, épicènes et englobantes créent davantage de représentations mentales féminines.

Invitées à citer spontanément des figures littéraires, les personnes interrogées nomment deux fois plus de femmes lorsqu’elles sont confrontées à des formulations inclusives, description détaillée dans le lien ci-après

Invitées à citer spontanément des figures littéraires, les personnes interrogées nomment deux fois plus de femmes lorsqu’elles sont confrontées à des formulations inclusives.

Lire l'alternative textuelle du graph

En 2008, dans l’étude “Un ministre peut-il tomber enceinte ? L’impact du générique masculin sur les représentations mentales”, l’équipe chercheuse met en en avant qu’en moyenne, “23 % des représentations mentales sont féminines après l’utilisation d’un générique masculin, alors que ce même pourcentage est de 43 % après l’utilisation d’un générique épicène.”

Quand on sait qu’en France, il n’y a que 7 % de femmes dirigeantes d’entreprises de plus de 1000 salarié·es, user davantage de formulation telle que dirigeantes et dirigeants plutôt que du simple dirigeants pour parler de chef·fes d'entreprises aiderait à avoir une meilleure représentation mentale qui pousserait à davantage de mixité.

Un second impact se passe plus au niveau du recrutement. En effet, les femmes postulent moins à des annonces qui utilisent le masculin générique. Suite à la mise en place de l’écriture inclusive en 2016, le cnam (école d’ingénieur·es) indiquait fin 2018 dénombrer 30 % de candidatures féminines en plus alors que l’école ne comptait en 2014 que 16 % de femmes diplômées !

Dans son guide à destination des TPE-PME sur l’égalité femmes-hommes, le Laboratoire de l’Égalité recommande d'écrire clairement « Recherche Technicien/Technicienne » ou « Directeur/Directrice » plutôt que d’utiliser le cache-sexe h/f qui met en fait l’annonce au masculin comme par exemple : « Technicien h/f », « Directeur h/f » .

Enfin, un troisième impact qui n’a pas encore aujourd’hui d’étude terminée, mais pour lequel les témoignages se multiplient, l’impact sur l’égalité professionnelle : plus la présence de l’écriture inclusive au sein d’une entreprise est forte, plus l’égalité professionnelle est forte ! En effet, il s’agit d’une mesure concrète qui engage les entreprises dans un vrai changement.

“Oui, mais le neutre !”

Souvent, on parle du neutre pour justifier le non-usage de l’écriture inclusive. Même si ce neutre peut exister (notamment pour les termes épicènes), il ne peut pas être porté par le masculin générique qui est ambigu.

Le chercheur en psycholinguistique à l’Université de Fribourg Pascal Gygax explique que "notre cerveau résout l’ambiguïté sémantique du masculin aux dépens des femmes et au profit des hommes, systématiquement et indépendamment du contrôle que nous essayons parfois de mettre en place. Ceci veut simplement dire que le sens « masculin = homme » est toujours activé, et que nous ne pouvons pas empêcher cette activation, même si nous essayons d’activer consciemment les sens « masculin = mixte ou neutre »".

“Pour faciliter la lecture du document, le masculin générique est utilisé pour désigner les deux sexes”

Très (trop) souvent, nous retrouvons ce type de formulation, et notamment dans des offres d’emploi.

"Dans un souci d'accessibilité et de clarté, le point médian n'est pas utilisé dans cette annonce. Tous les termes employés se réfèrent aussi bien au genre féminin que masculin." ou encore "Quand [nom de l’entreprise] dit "développeur" [nom de l’entreprise] s'adresse à toute personne humaine qui développe (...)"

Il y a plusieurs problèmes à ce type de formulation, la première est que le masculin générique fait et fera toujours référence à l’homme. Et l’ajout de ce genre de petites phrases n’y changera rien comme le montre encore Pascal Gygax dans un entretien : "Nous avons montré que le sens « masculin = homme » est activé de manière passive, non-consciente et incontrôlable. Nous appelons ceci un mécanisme de résonance. La mention dont vous parlez ne changera rien à cette activation".

Ensuite, car elle instrumentalise l’accessibilité (ça sera le sujet du troisième article de cette série), sans pour autant chercher à faire évoluer sa pratique de l’écriture en se servant des nombreux outils mis à notre disposition.

À vous qui cherchez à recruter, voici 2 réactions de femmes à qui j’ai fait lire une annonce où la phrase “Dans un souci d'accessibilité et de clarté, le point médian n'est pas utilisé dans cette annonce. Tous les termes employés se réfèrent aussi bien au genre féminin que masculin” apparaissait. Voyez par vous-même l’effet obtenu !

“Perso, quand je lis ce genre de phrase, je comprends "je sais que des gens réclament que ça soit plus inclusif, mais je n’en ai rien à faire, faites l'effort vous-même de vous inclure”

"Quand je vois ce type de texte, je fume, car c'est opposer accessibilité et féminisme, comme si c'était 2 combats distincts et opposables. Choisis ton camp : tu soutiens les personnes en situation de handicap, ou les femmes ? Je rage, car trop souvent j'entends "c'est à cause de l'accessibilité..." et ce n'est pas vrai 99% du temps. Ce sont des excuses pour ne pas se donner la peine de creuser le sujet. Oui, avec des termes épicènes, ça fonctionne, oui, en doublant les termes ça fonctionne aussi.”

C’est terminé pour cette première partie. Dans la suite, nous verrons comment concrètement se pratique l’écriture inclusive. À très vite !