School of Product 2023 - Créer pour l'inconnu : la conférence d'Alice Shao

Alice est Service Designer au sein du groupe Lego, conférencière et fondatrice de Future UnFurled. Surtout, elle est surtout une futuriste : une personne qui pense, prépare et designe le futur.

Nous relatons ci-dessous la conférence qu’elle a donnée à l’occasion de la School of Product. Elle nous y explique comment créer pour l’inconnu, pour le futur.

Introduction

Quelles que soient nos créations, elles engagent le futur, car leurs impacts sont définitifs. Une chaise, une fois créée, ne pourra jamais refaire de son bois un arbre vivant.

Le sac plastique est un bon exemple de cette logique. Il a été initialement créé pour atténuer la déforestation engendrée par la fabrication des sacs en papier. Nous savons maintenant que, malgré cette intention louable, ces sacs ont créé bien d’autres problèmes par la suite…

Beaucoup des problèmes d’aujourd’hui sont issus des solutions d’hier.

- Peter Senge, 2006

Nous avons donc, en tant que créateurs de services ou de produits, la responsabilité d’exercer notre activité en pensant au futur. Nous devons être des futuristes !

Cela ne signifie pas que nous pouvons prédire le futur, qui est par nature volatile, incertain, complexe et ambigu. Nous devons lutter contre notre tendance à vouloir le rendre stable, certain, simple et clair, car cela nous fait perdre beaucoup de nuance.

Nous avons le réflexe de considérer un seul chemin possible entre le présent et le futur. En réalité, le futur est plutôt un champ de possibilités multiples, d’autant plus vaste qu’il est éloigné de nous. Le futur ne peut pas être prédit, mais peut être utilisé comme un terrain de jeu pour imaginer ce qui n’est pas possible aujourd’hui, mais pourrait être rendu possible plus tard.

Comment y arriver ? À travers 3 prismes :

  • le storytelling,
  • le design spéculatif,
  • la pensée systémique.

1. Le storytelling

Le futur n’existe pas… encore. Mais nous pouvons créer des histoires pour donner du sens à l’inconnu futur. C’est ce que nous faisons à travers les œuvres d’art : des films comme Retour vers le futur ou Seul sur Mars en sont des illustrations.

Pourquoi ces histoires sont-elles des moyens si naturels pour nous d’explorer le futur ?

Les raisons peuvent être parce que c’est le moyen de prototyper le moins cher possible, et parce qu’il n’y a aucune limitation à l’imagination. C’est également parce que c’est un très bon moyen d’inclure les gens dans une vision en créant de l’empathie pour des personnages.

Mais il y a une autre raison plus profonde.

Richard Slaughter, écrivain, a affirmé en 2018 que :

Le futur est un phénomène essentiellement intérieur.

En effet, chaque expérience que nous avons avec le futur naît tout d’abord dans notre imagination.

Les histoires sont utiles car on ne pense jamais le futur à travers la logique pure, ou des mesures objectives comme le temps ou des indicateurs. Nous imaginons plutôt le futur comme un ensemble d’expériences, différentes de celles que nous connaissons actuellement.

Aucun d’entre nous ne sait à quoi ressemblera le futur, mais nous en dressons un portrait à travers l’ensemble de nos récits.

Et parfois, nous voyons juste.

Nous explorons le futur au travers de notre imagination collective, et ainsi le futur devient un rêve social, aggloméré par nos récits.

=> Le futur est incarné : il est doté de vie et de sentiment, car il trouve sa source en nous. Il est coloré de nos émotions, de nos peurs, de nos rêves. Tout comme nous ne sommes rien sans le monde, le futur n’est rien sans l’expérience que nous en faisons.

Quand on explore le futur à travers le storytelling, on adopte un angle de vue exploratoire, qui suppose que le futur n’est pas une continuation automatique du présent. On se concentre sur ce qui pourrait arriver dans le futur.

Quand on évoque le futur, le plus grand défi consiste à le voir autrement que comme une extension du présent, à travers la projection continue de ce que nous connaissons.

- Moller, 2016.

Si l’on veut schématiser les choses, on peut représenter les visions possibles du futur selon deux axes :

  • Sur le premier axe, le futur peut prendre deux directions : l’une désirable, l’autre non.
  • Sur le second axe, le futur peut arriver par un changement radical ou par un changement incrémental.

On en tire 4 visions possibles du futur, représentées chacune par l’un des 4 quadrants que matérialisent nos axes.

  • Dans le quadrant “Changement incrémental - Désirable”, il y a la croissance continue : c’est le futur avec lequel nous sommes les plus familiers.
  • Dans le quadrant “Changement incrémental - Non désirable”, il y a l’effondrement final : c’est le futur où tout se passe de la pire façon possible, possiblement pour des raisons écologiques ou géopolitiques.
  • Dans le quadrant “Changement radical - Désirable”, il y a la transformation totale : c’est le futur où un sursaut technologique majeur rend soudainement tout possible.
  • Dans le quadrant “Changement radical - Non désirable”, il y a la survie dystopique : c’est le futur où nous apprenons à vivre malgré des conditions extrêmement dégradées.

Chacune de ces visions nous invite à la réflexion.

2. Le design spéculatif

Voici une question que l’on me pose fréquemment : “À quoi sert de penser au futur ? Cela produit-il quelque chose à la fin ?” C’est une question délicate.

Quand on pense au futur à travers le design spéculatif, cela ouvre un espace pour la spéculation et le débat.

Quand on essaye de formuler ce que le design spéculatif est ou n’est pas, on peut aboutir à deux listes d’éléments.

Voici ce que n’est pas le design spéculatif :

  • De la résolution de problème,
  • Une source de réponses à des questions,
  • La design comme solution,
  • De l’innovation,
  • De la consommation,
  • De l’agréabilité,
  • De l’incitation à l’achat…

Et voici donc ce qu’est le design spéculatif :

  • L’identification des problèmes,
  • La formulation des questions,
  • Le design comme media,
  • De la provocation,
  • De la citoyenneté,
  • De l’éthique,
  • De l’incitation à la pensée…

Si vous êtes familier•ère avec le design centré sur l’humain, vous repérerez de nombreux sacrilèges dans ces listes…

Mais pourquoi devrions-nous adopter une approche centrée sur l’humain ? Dans les situations complexes que nous rencontrons, l’humain n’est généralement qu’un acteur parmi d’autres. De plus, nous sommes limités par notre propre temporalité d’environ 80 ans.

Pourtant, le futur sera valable pour toutes les entités existant sur cette terre.

Ainsi pour imaginer le futur, il nous faut nous demander ce que nous, en tant qu’espèce, avons dé-centré.

L’idée du design centré sur l’humain vient de l’approche anthropocentrique, qui nous vient d’anciennes influences religieuses. Elle consiste à considérer que l’humain est l’entité la plus importante de l’univers. Elle conduit donc à interpréter le monde selon des expériences et des valeurs humaines.

Or, cela ne doit pas forcément être le cas. D’ailleurs, l’année dernière, les États-Unis d’Amérique ont désigné leur première diplomate pour les plantes et les animaux.

Si l’on revient au design spéculatif, le premier défi que nous devons relever est de remettre en question le fait que le futur n’appartiendrait qu’à nous, les humains.

=> Le futur est désintéressé. Il ne concerne pas que les humains, et ne peut pas graviter autour d’eux seuls. Il faut que nous nous efforcions de sortir des contraintes de notre propre récit, pour apporter de l’égalité entre toutes les choses qui le méritent.

Comment faire ?

Avec le design spéculatif, on adopte un angle de vue normatif quand on est insatisfait de l’état des choses, et on voit le futur comme une possibilité d’apporter des corrections.

Il nous est plus facile d’imaginer la fin du monde qu’une alternative au capitalisme. Pourtant c’est précisément d’alternatives que nous avons besoin. Nous avons besoin de rêver de nouveaux rêves.

- Dunn & Raby, 2016.

Pour cela, nous avons besoin d’un nouveau mode de pensée : la pensée contradictoire. Pour penser à l’encontre de la vérité, on va se poser la question : “Et si … ?”. On va ainsi suspendre les vérités connues, pour mieux explorer les possibilités.

3. La pensée systémique (ou system thinking)

Nous vivons tous dans un gigantesque réseau interconnecté. Où se situe le futur sur ce réseau, cette toile ? Afin de mieux appréhender le degré d’interconnexion de ce réseau, nous devons voir plus large que nous-même.

La pensée systémique présente deux façon de voir les choses : la globalité et la synthèse.

D’habitude, quand nous essayons de comprendre quelque chose, nous adoptons une posture réductionniste : on comprend cette chose en l’éclatant en parties plus petites. Par exemple, pour comprendre une voiture, on va considérer ses roues, son volant, son moteur… La voiture est ainsi la somme de ses composants.

A contrario, la pensée systémique étudie la globalité : au lieu de diviser une chose, on va la comprendre à travers ses relations avec les éléments qui l’entourent. Alors, on va considérer qu’une voiture roule sur une route, est conduite par une personne, s’arrête au feu rouge…

De façon complémentaire, un objet qui présenterait les mêmes relations (rouler sur une route, être conduite par une personne, s’arrêter au feu rouge…) serait donc une voiture. Cette logique, c’est la synthèse.

Pour comprendre un problème, il nous faut les deux modes de pensée. Cependant le design systémique se concentre davantage sur la synthèse.

Parfois, les corrélations entre deux événements ne sont pas évidentes.

Le futur est un changement appliqué à un système. Certains changements sont amplifiés par une boucle de rétroaction, ce qui va affecter l’entièreté du système, et les autres systèmes autour.

Cependant, le futur prend du temps, à travers une chaîne de causes-conséquences… Cette chaîne est en fait arborescente : chaque cause entraîne plusieurs conséquences.

Un outil, la roue du futur, permet de tirer le meilleur parti de cette logique. La roue du futur est un moyen d’organiser la pensée et les questionnements au sujet du futur : une sorte de brainstorm structuré.

Un exemple de représentation montre l'application de la roue du futur au cas de l'avènement des véhicules autonomes, et de ses conséquences.

Les futuristes estiment qu’il faut savoir regarder en arrière pour pouvoir regarder devant. Que pouvons-nous apprendre du passé ?

Le futur est connecté au temps. Mais notre façon d’appréhender le temps est très capitalistique (initiée notamment par Henri Ford), comme une façon de maximiser notre productivité. Mais il nous faut nous détacher de cette vision afin de faire du futur un élément de notre quotidien.

=> Le futur est enraciné. Il est enraciné dans notre expérience du temps, dans nos actions présentes, dans les systèmes vivant autour de nous, et dans la terre.

Conclusion

Comme on l’a vu, le futur est :

  • incarné,
  • désintéressé,
  • enraciné.

Dans une interview, Jeff Bezos a affirmé :

On me demande souvent ce qui sera différent dans 10 ans, et c’est une question très intéressante. Pourtant on ne me demande jamais ce qui restera identique dans 10 ans.

En effet, quand on crée quelque chose, cela a plus de sens de se baser sur les choses qui ne changeront pas, que sur celles qui changeront.

Ce qui ne changera pas, ce sont nos besoins. Être aimé.e, danser sur de la musique, manger nos plats préférés… sont des besoins qui existeront toujours.

Ce qui changera, c’est la technologie autour, qui nous permettra de combler nos besoins.

Henri Ford a eu cette phrase célèbre :

« Si j'avais demandé aux gens ce qu'ils voulaient, ils m'auraient répondu des chevaux plus rapides. »

Cependant, ce n’était pas la bonne question à poser de sa part !

Si on demande aux gens ce dont ils ont besoin, et non pas ce qu’ils veulent, la réponse devient : “On a besoin de voyager plus rapidement.” Et ce besoin est toujours vrai aujourd’hui ; ce qui a changé est la technologie utilisée.

Créer le futur est donc un équilibre délicat entre ce qui est et ce qui pourrait être.

Si on s’exerce à ce mode de pensée au quotidien, on a déjà acquis la flexibilité et le scepticisme nécessaire pour prendre des décisions importantes le moment venu.

Récemment, je considérais que ce dont on a le plus besoin quand on crée pour le futur, c’était l’empathie : apprendre à l’appliquer aux autres, y compris aux autres espèces, et aux autres temporalités.

Cependant, il s’est passé beaucoup de choses depuis… Je considère désormais que ce dont on a le plus besoin, c’est d’optimisme… et c'est urgent. Ce n’est pas juste de l’aveuglement béat : c’est la confiance dans le fait que les résultats qu’on souhaite obtenir peuvent devenir réalité. Cela demande beaucoup de courage dans notre monde…

Comment devenir plus optimistes ? Heureusement, il s’agit d’une compétence que l’on peut développer, notamment en pensant, en jouant et en apprenant le futur. C’est un exercice de pensée constant.

Ainsi, le futur… c’est ce qu’on en fait.