CR School of Product 2025 - Moi, Emmanuelle : sourde, malvoyante… et utilisatrice de vos produits
Lors de l’édition 2025 de la School of Product, un talk m’a particulièrement marqué : celui d’Emmanuelle, développeuse depuis treize ans, experte en accessibilité et sourde de naissance.
À travers son parcours, elle offre un éclairage précieux sur la manière dont la technologie a transformé sa vie quotidienne — mais aussi sur ses limites et sur la responsabilité collective des équipes produit et tech.

Quand la technologie devient un levier d’autonomie
Emmanuelle raconte comment, enfant, elle observait sa sœur passer des heures au téléphone avec ses amies. Un monde qui lui échappait… jusqu’à l’arrivée d’une application qui allait la reconnecter avec ses amis : l’ordinateur familial, et en particulier MSN Messenger.
Pour la première fois, elle pouvait échanger aussi longtemps qu’elle le voulait, sans dépendre de quiconque pour faire l'intermédiaire.
Son autonomie s'accroît à chaque innovation:
- l’invention du SMS par un ingénieur de Nokia dans les années 1990, pensé au départ pour rendre le mobile accessible — et rapidement adopté par tous
- les premiers forfaits mobiles adaptés aux personnes sourdes dès 2008 avec SMS illimités
- puis en 2015, des services comme RogerVoice permettant de passer des appels via un·e interprète.
Tester, et constater des limites
Emmanuelle aime tester les nouveaux dispositifs dès leurs prémices : lunettes à sous-titres, outils de transcription, AI d’aide à la compréhension…
Mais la réalité est souvent en décalage avec les promesses de ces outils :
- Les lunettes à sous-titres sont trop encombrantes, impossibles à porter avec ses implants. Même si elles évoluent tous les jours.
- Les vidéos dont les sous-titres disparaissent au bout d’une minute avec un petit message : « mettez le son ».
- Les animations combinées avec des sous-titres qui fatiguent les yeux.
- Les podcasts sans retranscription.
- Les formulaires imposant un numéro de téléphone sans expliquer son usage — stressant lorsqu’on ne peut pas recevoir d’appels.
- Les problèmes de contraste, Emmanuelle ayant développé une photophobie.
Ces exemples montrent à quel point l’accessibilité reste fragile, même là où on la pense acquise.
Une réalité souvent invisibilisée
Emmanuelle nous rappelle quelques chiffres :
- 1 personne sur 6 est concernée par un handicap (environ 12 millions de personnes en France).
- 80 % des handicaps sont invisibles.
- Beaucoup de personnes n’ont pas conscience qu’elles sont en situation de handicap, par exemple dans le cas de troubles du spectre autistique.
- Moins de 5 % des sites web sont réellement accessibles.
Et pourtant, concevoir des produits et services accessibles est un moteur d’innovation, comme le témoignent ces produits adoptés aujourd’hui largement :
- les livres audio, pensés pour les malvoyants
- les télécommandes, créés pour faciliter l’usage des personnes à mobilité réduite ;
- les pailles pour les personnes ayant des tremblements ;
- les épluche-légumes conçus pour réduire les risques de coupure.
Ce qui est pensé pour certains finit souvent par bénéficier à tous.
L’apport – et les limites – de l’IA
Emmanuelle tire déjà profit de l’IA dans son quotidien,
- transcription automatique (utile mais souvent approximative, surtout pour les termes techniques) ;
- reformulation de contenus difficiles à comprendre ;
- reconnaissance de sons (avec de nombreux faux positifs) ;
- OCR pour compenser des difficultés liées à la cataracte.
Mais elle rappelle aussi que l’IA porte des biais :
Lorsqu’elle demande à Midjourney de générer l’image d’une « personne sourde », l’outil lui renvoie systématiquement… une personne âgée ou avec un énorme appareillage auditif “futuriste”.
Les modèles apprennent de ce qu’on leur donne, et le handicap y est très mal représenté.
Penser accessibilité assez tôt
L’accessibilité ne peut pas être un “bonus”. La penser en fin de projet est très couteux, et même parfois impossible : repenser les contrastes couleurs, revoir les textes, corriger les pop-ups qui ne se ferment pas au clavier, structurer correctement une page dépourvue de titres…
Penser accessibilité dès la conception implique que chaque rôle se sente concerné, à son échelle : designers, développeurs, chefs de projet, et product managers.
En tant que designer, Emmanuelle nous pose la question : combien d’utilisateurs en situation de handicap avons-nous consulté sur nos produits ? Par manque de temps ou de ressources, il est rare que nous fassions des tests utilisateurs afin de vérifier l’accessibilité de nos produits.
Emmanuelle propose plusieurs pistes :
- faire appel à des agences dédiées à l’accessibilité numérique ;
- recruter ou solliciter des utilisateurs handicapés pour les tests ;
- s’appuyer sur les ressources de accessibilite.gouv.fr et le RGAA, qui regroupe une centaine de critères basés sur des normes internationales.
Notons également que le handicap est un spectre : deux personnes sourdes peuvent avoir des besoins opposés (sous-titres vs langue des signes). Le respect de normes établies et éprouvées sur de nombreux produits assure de couvrir cette diversité.
L’accessibilité : un impératif légal, mais encore loin d’être une priorité
La loi impose l’accessibilité depuis 20 ans, mais elle est encore trop souvent reléguée au second plan, même lorsque les arguments business ou marketing sont évidents, notamment l’adoption du produit par une plus grande population.
En effet, ignorer ce sujet revient à exclure une partie massive de la population : les personnes handicapées, mais aussi les personnes âgées ou simplement moins à l’aise avec le numérique.
En conclusion, l’intervention d’Emmanuelle nous rappelle que l’accessibilité n’est pas un sujet technique.
C’est un sujet d’inclusion, de dignité, et de conception responsable. Et c’est un sujet qui appartient à tous — dès le début du projet.