Compte rendu du Paris P2P Festival

le 24/01/2020 par Loup Theron
Tags: Software Engineering

P2P FestivalJ’ai participé au Paris P2P Festival, un rassemblement communautaire gratuit, soutenu par OCTO Technology. Cet événement a accueilli pendant 5 jours de nombreuses conférences, des expositions, mais aussi des ateliers, des hackathons et des assemblées de travail ayant tous pour thématique commune les échanges en pair à pair (peer-to-peer).

Après une semaine très riche en découvertes et rencontres, voici un compte-rendu de quelques talks que j’ai particulièrement appréciés et jugés pertinents de présenter.

Concevoir et implémenter une place de marché décentralisée : quelques défis et leçons apprises

Gilles Fedak - iExec / Présentation et vidéo

iexeciExec est une place de marché décentralisée permettant de s’échanger de la ressource informatique (serveur, applications ou jeu de données). Cette décentralisation lui permet d’être résistant à la censure, autonome, transparent, instoppable, sécurisé et plus résilient.

La plateforme utilise Ethereum comme blockchain sous-jacente et permet aux dApps (decentralized Applications) d’utiliser une infrastructure non-centralisée tout en promettant d’être moins cher et plus efficace d’un point de vue énergétique (car plus près du datacenter et réutilisant du matériel existant) que les clouds centralisés.

Les utilisateurs choisissent les serveurs d’exécution (GPU, CPU, etc) et le niveau de confiance voulu du résultat ; l’algorithme de consensus applicatif s’assure que le résultat corresponde au niveau de confiance choisi par l’utilisateur. Concrètement, un niveau de confiance élevé met en parallèle l’exécution de la tâche de plusieurs workers pour en comparer les résultats. Le mélange de théorie des jeux et de crypto-économie, permet d’éviter la mise en oeuvre de stratégies de triches dans le réseau.

On peut être tenté de vouloir décentraliser au maximum les composants associés à un service, pourtant Gilles souligne le besoin de ne décentraliser que les composants économiques, qui nécessitent de la confiance tout en permettant à n’importe qui de lancer d’autres services centralisés (comme le dappstore et le worker pool manager) qui tournent sur la plateforme. Aussi, le coût de la blockchain à son utilisation doit être pris en compte dans les interactions avec celle-ci (onchain/offchain). Dans le cas d’iExec, les informations des workers et des ordres sont offchain alors que le matching et la collatéralisation des ordres sont onchain.

Enfin, iExec suit la tendance actuelle qui consiste à utiliser une domain-specific sidechain (blockchain adaptée au business) pour s’exécuter de manière plus efficace, souveraine et moins chère qu’avec la blockchain Ethereum tout en étant interopérable avec cette dernière.

octoMon avis : C’est un projet que je suis depuis maintenant quelques temps.  S’appuyant sur des composants de grid computing sérieux, je pense qu’iExec fait partie des cas d’usages qui nécessitent et utilisent la blockchain comme il se doit ! L’UX reste globalement encore compliqué du fait de l’utilisation de ces protocoles pair-à-pair qui rendent la main à l’utilisateur et demandent donc une certaine technicité.

La distribution alimentaire réappropriée par ses acteurs

Rachel Arnould - Open Food Network / Présentation et vidéo

open foodOpen Food Network est une plateforme open-source de circuit court dont le but est de standardiser et de décentraliser les systèmes de vente.

Pour favoriser la multiplication de circuits courts, la plateforme apporte une aide juridique et comptable, des outils de place de marché et de gouvernance (lever les freins au changement d'échelle, décloisonner les plateformes, avoir une gestion horizontale entre les différentes places de marché).

Les projets de différents producteurs de la chaîne (ex : maraîchage) étant des projets à long terme et de grande envergure, ils nécessitent des plateformes pérennes et sécurisantes. De plus, Open Food souhaite casser les silos pour réduire les distances et rendre les livraisons plus efficientes ; c’est d’ailleurs une critique adressée aux circuits courts qui rejetteraient beaucoup de GES sur les derniers kilomètres de livraison.

octoMon avis : On sent une belle vigueur dans cette initiative associative et coopérative. Même s’ils ne consacrent pas de budget à la communication, on ne peut qu'espérer que de tels projets évoluent rapidement, tant du côté du développement que de l’adhésion.

Berty Protocol

Manfred Touron - Berty.tech / Présentation et vidéo

bertyBerty est une messagerie sécurisée de bout en bout qui offre un maximum de confidentialité tout en fonctionnant avec ou sans accès internet, données cellulaires ou confiance dans le réseau ; le but étant d'empêcher la censure et la surveillance dans les réseaux de communications.

L’équipe de Berty Technologies (entreprise à but non-lucratif) développe le protocole distribué de communication sous-jacent qui est multi-device, gère les divisions de réseaux, est chiffré de bout-en-bout et fonctionne en pair-à-pair. Celui-ci peut être adapté à plusieurs cas d’usages, le 1er étant celui de la messagerie.

Cette messagerie utilise donc le berty Protocol au dessus du réseau IPFS (un protocole de distribution hypermédia qui adresse le contenu en pair-à-pair) avec une réduction drastique des métadonnées pour éviter le matching des données utilisées par la plupart des autres messageries qui chiffrent de bout-en-bout.

Si l’utilisateur n’a pas de réseau, le Bluetooth Low Energy peut être utilisé ; ayant une portée d’environ 60 mètres, il permet de créer un réseau maillé si le nombre d’utilisateurs est suffisant dans une localisation donnée, tout en assurant la réception du message à terme si un chemin de connexion est établie, ce qui n’est pas une mince affaire !

octoMon avis : Berty est un projet que j'apprécie particulièrement. Il a tout pour séduire un geek ; open-source, réseau maillé pair-à-pair, utilisateur placé au centre et pas de business model (si si!).

Quand décentraliser cesse d’être une bonne idée ?

Anuj Das Gupta - Ubisoft / Présentation

Ce talk résonne avec le thème du festival tout en posant la question essentielle : a-t-on nécessairement besoin de décentralisation ? Il fait également écho aux discussions sans fin des milieux blockchain quant au niveau de décentralisation de ces dernières.

Commençons par quelques exemples :

  • Au début de Bitcoin, il n’y avait qu’un mineur (Satoshi Nakamoto)
  • Le hard fork d’Ethereum suite à The DAO a été plutôt centralisé quant à la prise de décision (la mise en action est décentralisée mais est poussée par un leader)
  • Les trackers des réseaux torrent sont centralisés
  • Les annuaires de Tor sont centralisés

Faut-il une décentralisation plus importante pour ces différents exemples ? La question se pose, sachant que ceux-ci sont majoritairements approuvés dans la communautée.

La décentralisation est un concept toujours en mouvement, c’est quelque chose d’organique, d’évolutif et qu’on retrouve sur plusieurs couches, que ce soit au niveau de la gouvernance ou de la topologie réseau. Il convient de déterminer dans quels cas elle est importante voire critique, nécessaire.

Souvent, on constate qu’il y a centralisation quand l’expertise demande à être plus poussée : on délègue alors à un expert. Par exemple, utiliser un réseau blockchain est plus simple que faire tourner un full-node qui est également plus simple que faire tourner un mining-node ; les acteurs de ce dernier seront donc moindres, mais leur niveau de décentralisation peut être suffisant.

Les modèles décentralisés (comme les modèles centralisés) se basent souvent sur la méritocratie, mais asseoir le pouvoir sur la preuve de compétences peut avoir des côtés négatifs. Par exemple, cela décrète ex nihilo les décideurs qui peuvent évaluer les compétences, cela amène les personnes déjà influentes à décider les règles de distribution du pouvoir et cela favorise un biais de sélection.

Il y a néanmoins des solutions à ces travers : montrer des preuves plutôt que faire confiance, avoir une vraie responsabilité engagée plutôt qu’un simple effort de transparence et du “skin in the game”.

La décentralisation n’est donc pas forcément une solution si tout le monde n’a pas les compétences de vérifier la preuve de compétence, si les enjeux ne sont pas mesurables ni même quantifiables ou si la responsabilité est définie par les puissants.

Ce n’est donc pas parce qu'un système est théoriquement décentralisé qu’il est forcément plus équitable : si les puissants décident, même dans un système décentralisé, on aboutit à une concentration de puissance. D’ailleurs dans le cas d'une révolution, on retrouve dans l’Histoire que le groupe (souvent non-majoritaire) qui prend la puissance devient la nouvelle puissance.

octoMon avis : Ce talk rejoint mes convictions sur le fait qu’un système peut associer un degré de décentralisation à une expertise ou un service centralisé pour peu qu’il soit transparent, prouvable et responsable. Les blockchain publiques et privées ainsi les systèmes politiques sont bien entendu au coeur de ces compromis.

The Commons Stack: Réaligner les incentives pour contribuer aux biens communs

Kris Decoodt - The Commons Stack / Présentation

common-stackCe projet vise à valoriser les biens communs (une ressource ou un service partagé, géré, et maintenu collectivement) en lien avec les bénéfices qu’ils délivrent à la communauté.

On retrouve donc des outils open-source qui permettent à des communautés à mission (on peut faire le parallèle avec les entreprises à mission) de lever et allouer des fonds (en utilisant des incitations économiques et du financement continu), mais aussi de prendre des décisions et de mesurer l’impact de ces dernières.

Kris compare l’open-source qui produit de la valeur pour la communauté (majoritairement sur la base du volontariat) à l’entreprise, dont la valeur produite se base sur l'intérêt personnel (achats côté consommateurs, salaires et investissements) dont la valeur est extractive et exploite des externalités.

Aussi, une des motivations de cette initiative est de diminuer les “shitty coin” - ces projets de levées de fonds en tokens (ICO) qui recherchent seulement le profit court terme et n’apportent pas de valeur.

Le principe d’exécution qu’ils proposent est le suivant :

  1. Une "graine de confiance" : Un groupe de personnes alignées, qui regarde la valeur long terme plutôt que le profit court-terme
  2. L'éclosion : 70% des fonds du crowdfunding sont collatéralisés et seulement 30% des fonds permettent de financer le projet dans ses débuts, dans le but de délivrer de la valeur en continu.
  3. La phase d’ouverture : Le collatéral sert à financer le projet mais également à rémunérer ses participants, ce qui crée une motivation économique sur le long-terme.
    • Ces principes d’économie “régénérative” qui s'appuient sur les modèles économiques des organisations à but lucratif fleurissent de plus en plus.
    • S’il y a perte d’argent, cela peut-être considéré comme une donation, dans le sens ou c’est une aide financière au Commun.

Enfin, Kris nous présente un outil de modélisation de levée de fonds qui permet notamment de fixer l’étape d’éclosion et le temps de blocage des fonds, toujours dans le but de financer sans travers et à long-terme des projets à mission.

octoMon avis : Cette direction fait consensus dans la communauté crypto ; de nombreux acteurs utilisent méticuleusement la micro-économie pour permettre à des projets qui ont du sens d’être financés de la meilleure des manières.