Comment la philosophie m'aide dans ma démarche produit ?

le 14/06/2022 par robin.jenicot
Tags: Product & Design

Si vous êtes comme moi, on vous a souvent répété que les équipes produits sont composées de profils variés. Eh oui, le discours habituellement admis dans la communauté est souvent le même ! Un product owner/manager est surtout quelqu’un qui maîtrise des soft skills et, par conséquent, il n’y a pas de parcours de carrière type pour parvenir à cette fonction. En suivant cette logique, on pourrait s’attendre à trouver une surabondance de profils dit “atypique” au sein des équipes produit. Sociologie, mathématique, psychologie… Toutes ces disciplines pourraient donc, en théorie, nous donner de parfaits product owner/manager au sein des équipes.

Mais ces affirmations sont-elles vraies dans la pratique ? À titre personnel, lorsque je discute avec des PO ou des PM de leur parcours, je fais souvent le même constat. La majorité d’entre eux ont une trajectoire de carrière relativement conventionnelle. Souvent on peut dégager deux grandes catégories de profils. D’un côté, on retrouve les PO/PM qui ont réalisé leur formation dans une école de commerce et qui ont débuté leur carrière dans le marketing (souvent digital). De l’autre, on retrouve les profils plus techniques, qui ont d’abord exercé une activité de développeur. D’ailleurs, cette observation est corroborée par la plupart des fiches métiers proposées par les organismes d’orientation.

À ce stade, vous vous demandez sans doute pourquoi je prends le temps de vous partager ce ressenti, alors que le titre de cet article suggérait que nous allions parler de philosophie. Laissez-moi vous expliquer ! Si ce sujet m’intéresse particulièrement, c’est parce que j’ai personnellement un parcours d’étude qui ne me destinait pas à faire du produit. En effet, j’ai réalisé une formation dans les sciences humaines dans laquelle la pratique de la philosophie avait une importance certaine. Vous l’aurez compris, je souhaite vous faire part de mon expérience personnelle et vous partager ce que la philosophie m’apporte dans ma vision du produit.

Mais soyons concret ! Qu’allez-vous trouver dans cet article ? Pour commencer, je pense qu’il est nécessaire de bien définir ce que l’on entend par philosophie. Ainsi, nous pourrons faire abstraction des clichés qui entourent souvent cette discipline. Ensuite, j’établirai plus concrètement des liens entre la pratique de la philosophie et celle du produit. A l’issue de ce parallèle, j’ose espérer lancer une réflexion sur la diversité des profils dans les équipes produits, car l’exercice que je m’apprête à réaliser, pourrait l’être avec d’autres disciplines.

Tentative de définition de la philosophie

Après en avoir longuement parlé dans mon introduction, il est maintenant temps de définir ce qu’est la philosophie. Avant toute chose, je tiens à vous préciser que la philosophie n’est pas une chose aisée à définir. Il est fort probable que certains d’entre vous ne soient pas en accord avec la tentative de définition que je vais formuler dans cet article. Pour beaucoup d’entre vous, la philosophie évoque un bref souvenir du lycée ainsi que les fameux sujets du bac que les médias adorent nous partager chaque année. Il y a aussi cette image, très tenace, de cet étudiant en fac de lettres qui vous assomme de théories fumeuses qui vous semblaient complètement déconnectées de toute application pratique. “Sommes-nous responsables de l’avenir ? », « Savoir, est-ce ne rien croire ? », « Discuter, est-ce renoncer à la violence ?”…

Pourtant, dans la pratique, la philosophie est une discipline très rigoureuse. En effet, il s’agit d’une démarche qui a pour objectif de comprendre le monde qui nous entoure de façon rationnelle. Vous l’aurez compris, il n’est pas question d’analyser subjectivement une problématique, mais d’épanouir nos questionnements dans une approche de déduction en démontrant une argumentation s’inscrivant dans le rationnel. Certes, la philosophie est une discipline déductive souvent basée sur l’observation, mais jamais elle ne se repose sur de simples intuitions ou sur des impressions subjectives.

Pour répondre à une problématique, le philosophe applique une méthode. D’ailleurs, le père de la sociologie, Emile Durkheim, décrivait cette méthode dans son cours de philosophie de la manière suivante : “La véritable méthode philosophique est donc la méthode expérimentale qui comprend trois parties:

  1. observation, classement et généralisation des faits
  2. invention d’hypothèses
  3. vérification par l’expérimentation des hypothèses inventées.” Cette méthode en étonnera sans doute plus d’un, car elle ressemble beaucoup à l’approche scientifique. En effet, la logique a toujours été utilisée en philosophie afin de résoudre des problématiques. Mais, à la différence de la science, qui étudie des phénomènes physiques, la philosophie à un champ d’étude plus flou, qui pourrait être regroupé sous le terme de métaphysique.

La philosophie a donc pour objet de construire une pensée qui ne soit pas uniquement un ensemble d’opinions. Pour le dire autrement, la philosophie aide à penser. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si beaucoup de philosophes ont également apporté d’importantes contributions dans différents domaines des sciences dites “dures”. Descartes n’est-il pas à l’origine de la géométrie analytique ? De la même manière, nous oublions souvent que des personnalités scientifiques telles que Newton, Pascal ou encore Einstein ont également produit des ouvrages philosophiques.

Pour résumer, la philosophie est un moyen de penser le monde qui nous entoure, de répondre à des problématiques en se basant sur des observations rationnelles et qui ne font pas appel à nos opinions et croyances. En d’autres termes, philosopher, c’est penser contre son ego !

Et le produit dans tout ça ?

Tout ceci est bien intéressant, mais vous vous demandez peut-être quel est le rapport avec le produit. J’y viens ! Après cette mise en bouche, je vous propose de passer aux choses sérieuses et de développer les trois axes suivants :

  1. Analyse et résolution de problématiques dans le product management
  2. L’importance de la communication dans le produit
  3. L’empirisme au coeur du produit Bien entendu, ces 3 axes d’analyses relèvent d’un cheminement personnel et ont surtout pour objectif de favoriser la réflexion, tout en proposant une démarche introspective sur le product management. Toutefois, les 3 thématiques que je viens de vous présenter à l’instant sont, à mon sens, des ponts entre la philosophie et le produit.

Analyse et résolution de problématiques dans le product management

Nous le savons tous, un product owner/manager est quelqu’un qui analyse un problème dans le but de lui trouver une solution ! Vous trouverez peut-être que cette affirmation est réductrice, mais dans certains cas, un peu de simplification ne fait pas de mal. À l’origine de la création de tout bon produit, il y a une problématique rencontrée par des utilisateurs. D’ailleurs, on peut aller plus loin en ajoutant que c’est souvent cela qui va conditionner le succès d’un produit. Doctolib aurait-il eu autant de succès si ses utilisateurs n’avaient pas été confrontés à des difficultés lors d’une prise de rendez-vous chez le médecin ? Cette réflexion s’applique à la plupart des produits digitaux que nous utilisons au quotidien.

Mais si le problème à l’origine du produit est d’une importance capitale, la solution ou plutôt la façon dont le produit répond à cette problématique l’est encore plus ! Mais comment un product owner/manager devrait idéalement répondre à une problématique ? Habituellement, avant toute chose, il va dégager une problématique. Ensuite, une fois le problème posé et clairement identifié, il va analyser les données à sa disposition et observer ses utilisateurs potentiels afin de les classifier sous forme de personae. Toutes ces informations lui permettront ensuite de proposer des hypothèses sur les solutions à donner à ses utilisateurs. Vient ensuite la période de test qui lui permettra de valider (ou non) les hypothèses qu’il a formulées.

Bien que j’ai pris la liberté de le simplifier, ce processus ne vous rappelle-t-il rien ? Tout comme le philosophe, le product owner/manager passe par une phase d’analyse, de classification, de formulation d’hypothèses et de test pour répondre à une problématique. Cette méthode n’est pas dénuée de sens, car elle permet à celui qui la pratique de prendre de la hauteur et se poser les bonnes questions. Pour construire un bon produit, il ne faut pas s’attacher émotionnellement à ses idées. Un PO/PM est quelqu’un qui aime se prouver qu’il a tort, car cela lui permet de pousser sa réflexion et d’éviter les fausses bonnes idées. Si philosopher c’est penser contre son ego, construire un produit, c’est lutter contre ses croyances.

Dans ce sens, la pratique de la philosophie est d’une aide précieuse pour faire du produit, car elle nous évite de plonger tête baissée vers l’évidence et la croyance. Elle nous empêche donc de tomber amoureux de nos propres idées et nous aide à chercher LA solution qui correspondra aux attentes de nos utilisateurs.

__L’importance de la communication dans le produit __

Je vais me permettre de paraphraser Aristote avec l’affirmation suivante : le product owner/manager est un animal communicant ! En effet, le PO/PM est responsable de son produit et c’est donc lui qui a la lourde responsabilité de le représenter à l’intérieur comme à l’extérieur de l’entreprise. Il est celui qui va convaincre le monde que sa vision est la plus juste. Pour atteindre cet objectif, il doit très souvent communiquer avec les autres. Que ce soit lors des réunions de cadrage, lors des présentations de son produit ou bien lors des rituels de refinement avec son équipe, le product owner/manager doit sans cesse argumenter afin de défendre sa vision.

Encore une fois, le lien entre la communication et la philosophie n’est peut-être pas le plus évident, mais il est bien réel ! L’art d’argumenter fait partie intégrante de la pratique de la philosophie. La rhétorique, l’art de bien parler en ayant un discours construit et persuasif, a été une préoccupation pour Platon et Aristote et ils y ont consacré de nombreux textes. Plus récemment (mais pas trop quand même), Schopenhauer, nous livrait les 38 stratagèmes de sa dialectique dans son ouvrage “L’art d’avoir toujours raison”. Beaucoup d’écrits philosophiques nous aident donc à construire un discours, mais également à détecter tout argument fallacieux.

Dans le quotidien d’un PO/PM, la philosophie peut donc l’aider à construire sa pensée et à la restituer de façon claire et précise. Lorsque vous vous trouvez face à des contradictions lors de réunions de conception ou lorsque vous êtes en désaccord avec d’autres équipes, si vous avez un discours construit et une argumentation travaillée, vous créerez beaucoup plus l’adhésion autour de votre vision. La philosophie peut donc permettre au product owner/manager de lever les objections sur son produit de façon bienveillante en essayant de dépasser les opinions personnelles. Pour conclure, j’aimerais citer Voltaire qui nous disait : “Lorsqu’une question soulève des opinions violemment contradictoires, on peut assurer qu’elle appartient au domaine de la croyance et non à celui de la connaissance.

L’empirisme au coeur du produit

Au risque de me répéter, à mon sens, le product management se situe dans la lignée de la philosophie empirique. Mais qu’est-ce-que l’empirisme ? Il s’agit d’une théorie philosophique qui place l’expérience à la base de toute connaissance. Pour David Hum, l’un des principaux représentants de l’empirisme, les idées ne sont que la représentation de phénomènes physiques. C’est justement dans ce sens que l’observation du réel et l’accumulation de faits mesurables et tangibles sont à la base de toute connaissance. Ce seront donc ces faits et ces observations qui vont permettre au philosophe de dégager des lois générales dans une logique probabiliste. Plus simplement, l’empirisme c’est la mise en place d’expérimentation pour vérifier des hypothèses qui nous permettront de comprendre les phénomènes étudiés.

Encore une fois, cette conception de la pensée se rapproche fortement d’une approche produit. Lorsque nous construisons un produit, nous expérimentons un ensemble d’hypothèses. Par exemple, l’AB testing est une pratique qui permet d’expérimenter des fonctionnalités afin d’en déterminer son comportement. Cette méthode permet donc au PO/PM de prendre une décision sur la base d’une réelle observation de ses utilisateurs. Il faut donc bien comprendre que l’approche produit se situe dans cette lignée philosophique, car nous considérons que la théorie doit partir de la pratique. Nous ne construisons pas un produit abstrait et complètement déconnectée du réel comme cela pouvait se faire avec un cycle en V. Nous considérons que tout bon produit se construit sur la base de situations concrètes.

Comme je le disais, la philosophie aide à penser. Et typiquement la connaissance des méthodes et théorie philosophique peuvent nous aider dans notre quotidien. Celui qui est familier avec celles-ci, pourra très rapidement appréhender une approche produit. À mon sens, la philosophie peut donc aider le product owner/manager à se rappeler pourquoi il met en place certaines actions dans la construction de son produit. Cette démarche introspective sur notre propre discipline donne du sens à chacune de nos actions et nous permet de nous situer dans une lignée philosophique.

Pour conclure

Dans cet article, j’ai essayé de vous partager quels sont les points communs entre certaines approches philosophiques et le produit. Après votre lecture, j’espère deux choses. La première, c’est que vous aurez découvert des choses sur la pratique de la philosophie et que cette discipline vous semblera peut-être moins conceptuelle. Peut-être que vous aurez compris que certes, la philosophie est un exercice intellectuel qui n’a pas nécessairement de finalités matérielles, mais qu’elle a un intérêt méthodologique dans des cas pratiques.

Deuxièmement, j’espère que cet article vous aura ouvert l’esprit sur les profils dit “atypique”. L’exercice que je viens de réaliser pourrait être fait avec d’autres disciplines et je serai curieux de lire le point de vue d’un sociologue, d’un mathématicien ou encore d’un psychologue sur le product management. J’aimerais donc ouvrir une réflexion sur la pluralité des parcours dans les équipes produit et essayer de comprendre ce que chacun peut apporter à l’évolution de notre belle discipline : le product management.