Amis développeurs, exprimons-nous !
“Win the Yes needs the No, to win, against the No” — Jean-Pierre Raffarin
Dans mon précédent article « Mieux se connaître pour mieux travailler ensemble: un impératif quand on est… Développeur ! », je pars du constat que notre activité de développeur ne peut plus être vue comme étant strictement technico-technique et associale. Dans ce dernier, je vous invite donc à prendre du recul sur vous-même et sur les autres ainsi qu'à cultiver humilité et tolérance. Pour autant, il ne s'agit pas de méprendre conciliation dans le respect de l'autre avec le déni de ses propres besoins. C'est pourquoi, je voudrais dans ce nouvel article, vous parler d’assertivité1.
Être assertif consiste à dire explicitement ce que l’on pense ou ressent sans agresser ou vouloir dominer son interlocuteur, sans se soumettre à lui ou s’effacer devant lui, et sans intention de le manipuler.
Prendre sur soi
Pendant les premières années de ma carrière de développeur j’ai eu beaucoup de mal à exprimer clairement et sereinement mon désaccord ou mon inconfort. Quand on me demandait de sortir une fonctionnalité en urgence, je faisais la grimace, ruminais dans mon coin et m’exécutais (pourrissant au passage mon terrain de jeu et celui des copains de code spaghetti). “Au fond on est tous dans le même bateau” me disais-je “Il faut bien se serrer les coudes. Si mes supérieurs me demandent de mettre les bouchées doubles, c’est qu’ils ont dû écarter toute autre alternative… et pour de bonnes raisons ! Je ne vais pas en plus ajouter ma véhémence à leurs préoccupations”.
Tic tac...
De deadline en deadline et de non-dit en non-dit pourtant, j’accumulais du ressentiment. Mes journées commençaient de plus en plus systématiquement par un long soupir d'exaspération au saut du lit. Devant mon bol de céréales, je pensais à la pelote de code contre laquelle j'allais devoir me battre plus tard dans la journée. Sous la douche, au code insalubre et brinquebalant que j’allais, tel un joueur de Jenga, y ajouter en retenant mon souffle pour ne pas tout faire tomber. Malgré cela, comme tous les jours, j’allais relever le challenge, j’allais livrer dans les temps. Pourtant, comme tous les soirs en rentrant du boulot, bercé par le roulis de la 4 entre Les Halles et Montparnasse, je ne serai pas vraiment fier de ma prestation. Le plaisir que j’avais à aller travailler se délitait à vue d’oeil.
Quand vint l’entretien semestriel avec mon manager (ou l’occasion privilégiée pour moi de me décharger de cette frustration), je me pris à dialoguer avec moi même :
- Je vais lui dire que j’ai l’impression que nous allons finir par nous noyer ! Que l’application prend l’eau de partout et que nous ne faisons que vider la cale du navire avec de bien trop petits seaux. L’eau ne cesse de monter : il faut faire quelque chose !
- En même temps, ce n’est rien qu’il ne sache pas déjà, si on pouvait faire autrement, on l’aurait déjà fait…
Ainsi, à la question fatidique “Quel est ton sentiment vis-à-vis des 6 derniers mois ?”, je lui répondis tout de go, sans sourciller : “Ben écoute ça va : rien à signaler. Dans l’ensemble, tout se passe plutôt bien, j’ai pas à me plaindre”.
Boom !
Ce que mon manager ne savait pas, et qu’il n’aurait pu anticiper, tant c’était soigneusement enfoui derrière ma sérénité (ou mon déni) de façade, c'est que j’en étais arrivé au point d’envoyer des CVs ailleurs ; que j’avais déjà passé deux entretiens et que la semaine suivante, je lui annoncerai ma démission. A ce stade, il n’y avait rien qu’il puisse faire pour m’en empêcher : dans ma tête j’étais déjà parti.
Ça m'a fait la même sensation qu'une grande bouffée d'air après avoir passé trop de temps à retenir mon souffle sous la surface de l’eau. J’avais atteint la limite de mon abnégation et fait sauter la soupape. Il fallait maintenant que j’évacue cette frustration de mon système.
En seulement vingt-quatre heures, ma parole s’est évadée de prison : je n’avais plus rien à perdre. Collaborateurs, managers, commerciaux et dirigeants se sont vus énoncer leurs quatre vérités, brut de décoffrage. Gestion de la qualité logicielle, mode de management, répartition des tâches, négociation des contrats, politique de facturation, grille tarifaire, relation avec les clients, stratégie et vision à long terme : tout y est passé, tous azimuts. J’ai ratissé large, trop large. J’ai activé la modalité “destockage” : un feedback acheté, le deuxième est offert, tout doit disparaitre. Certains de mes interlocuteurs (à qui j’ai parfois tenu le crachoir une bonne dizaine de minutes sans discontinuer) en restèrent coi. Entre la fin de mon réquisitoire et le début de leur réponse, j’eus tout le loisir de lire l’étonnement sur leur visage et de lever ma garde en redoutant leur riposte : “Ecoute… Merci… Merci pour ta franchise” me dirent la plupart d’entre eux. Je n’en revenais pas. J’avais vidé mon sac et eux, eux me remerciaient !
J’avais miraculeusement réussi à exprimer mes désaccords sans y mêler pour autant d’animosité ou d’agressivité. Jusqu’alors pour moi, dire quelque chose de négatif était synonyme de dire quelque chose de désagréable (je faisais alors l’amalgame entre ”geindre”, “se plaindre” ou “se lamenter” et le fait de “dire quelque chose de négatif”). De la même manière, dire quelque chose de désagréable signifiait être moi-même désagréable. Or, ne voulant surtout pas l’être, je ne disais rien du tout. Doutant de ma légitimité à pouvoir m’opposer à la hiérarchie et à sa politique du quick and dirty, me sentant coupable de passer pour celui qui n’est pas disposé à souffrir en serrant les dents pour le groupe, et manquant de courage aussi, j’étais devenu une bombe à retardement.
Ces films dont nous sommes seul spectateur
Avant de me lancer à faire de tels feedbacks, j’avais pourtant envisagé dans de longs dialogues imaginaires qu’on puisse me répondre : “tu exagères”, “pour qui tu te prends”, “ce ne sont pas tes affaires”, “c’est comme ça, point barre”. Comme je n’avais plus rien à perdre, mon unique objectif était de partir en ayant dit l’intégralité ce que j’avais à dire. J’avais accepté la possibilité de contrarier certaines personnes, voire de me fâcher avec elles pour de bon.
Maintenant que je repense à ces appréhensions, j’en souris. Il n’y avait absolument aucun risque qu’on me réponde de cette manière. Ma démarche était motivée par l'opportunité d’expliquer ce pourquoi je partais et d’améliorer les choses pour ceux qui allaient rester. Pas d’accuser, de blesser ou de demander vengeance. Heureusement, mes interlocuteurs étaient bien assez matures pour s’en rendre compte (et au fond, je l’avais toujours su).
Ainsi, dans un climat de respect mutuel, crever l'abcès a permis d’ouvrir de nombreux débats à bâtons rompus. A ma grande surprise, beaucoup sont même sincèrement tombés des nues à l’énoncé de choses qui pour moi auraient dû leur crever les yeux depuis longtemps. Au terme de longues discussions, à défaut de tomber d’accord, nous avons pu exposer et défendre nos différents points de vue de façon constructive.
Dans la vraie vie donc, pas de if-then-else : il n’existe pas de façon unique de réagir à une situation donnée. Ce sont mes variables d’environnement (enjeux, besoins, caractère, éducation, expériences passées) qui déterminent mon point de vue et ma réaction. Face à une même situation, il y a donc potentiellement autant de points de vue que d’individus impliqués. Ce qui est évident pour moi ne l’est pas forcément pour d’autres et vice versa. J’ai trop souvent fait l’erreur de croire qu’il était évident pour autrui de lire dans mes pensées et pour moi de deviner les leurs.
Après l’heure c’est plus l’heure
Si j’ai vidé mon sac en partant, c’est que je n’avais plus rien à perdre. Plus rien à perdre certes mais plus rien à gagner non plus. Une fois l’explosion passée, je me suis rendu compte que rien de ce que j’ai évacué ce jour là ne m’aurait porté préjudice : démission ou pas.
Bien qu’ayant atteint mon objectif d’être parti l’esprit léger, il m’arrive parfois de me poser la question de savoir ce qu’il se serait passé si j’avais défendu mes points de vue plus tôt. Que seraient devenues mes conditions de travail si j’avais dit à voix haute : “J’ai besoin d’être fier de mon travail pour garder ma motivation intacte. Continuer à bricoler des fonctionnalités avec de la ficelle de cuisine pour pouvoir les faire rentrer au chausse-pied dans des deadlines trop courtes me donne des points de côté. J’ai besoin de retrouver le goût de faire les choses correctement. Je refuse de jouer à la roulette russe lors des mises en prod et voudrait pour cela qu’on prenne le temps de refactorer le code que nous produisons et de poser des tests. S’il n’est pas possible de trouver une entente sur ces points je partirai”.
Activez le mode verbose
Hélas, exprimer nos désaccords n’est pas aussi facile que d’activer le mode verbose dans notre fichier de conf interne…
Pour certains d’entre nous, estimer que les autres savent déjà ce qu’on aurait à leur dire, considérer que de dire ce qui est su est inutile et faire l’amalgame entre “dire le négatif” et “être désagréable” est probablement un travers qui nous suit depuis longtemps. Surmonter ce dernier est un travail sur soi de longue haleine qui nécessite de faire tomber certaines croyances et autres mécanismes de protection bien ancrées : “les gens m’apprécient car je suis quelqu’un de très conciliant/diplomate/compréhensif qui sait prendre sur soi et fait preuve d’un grand sens du sacrifice”.
Le jeu en vaut pourtant la chandelle. Prendre le risque d’afficher un désaccord c’est se donner la possibilité d’améliorer les choses au lieu de les laisser pourrir petit à petit. Dire son désaccord, c’est évacuer le trop-plein sans attendre l’explosion et se garantir une plus grande tranquillité d’esprit au quotidien. Enfin, dire “non”, c’est se respecter : c’est montrer aux autres la présence de besoins qui nous sont propres et les inviter à les prendre en considération. Dire “non”, c’est aussi respecter l’autre : c’est faire preuve d'honnêteté et lui permettre d’accorder davantage de valeur en notre “oui”.
J’aimerais que vous preniez un instant, là, maintenant, pour vous demander si vous n'êtes pas, vous aussi, en train de couver des non-dits. Posez-vous la question suivante : “Quelles sont les bonnes raisons que je me donne de garder cela pour moi ?”. Démontez ces excuses confortables une par une : de quoi avez-vous peur en réalité ? Avouez-vous ces peurs : “J’ai peur de décevoir/blesser/contrarier l'autre, d’engendrer une dispute, qu'on me rejette/licencie/dénigre/mette à l’écart”. Allez-y, je vous promets que ça ne sortira pas d'ici.. Ca y est ? Maintenant que vous avez le doigt dessus, qui sait, trouver le courage d’affronter ces peurs et d’oser quelques "non" pourrait peut-être désamorcer une situation devenue explosive ?
Pour aller plus loin
- Virginia Satir - La position du “suppliant”
- Chapitres 5 et 10 du livre “La communication non violente : Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs)” de Marshall Rosenberg (fiche de lecture) Dominique Chalvin - L'affirmation de soi : Mieux gérer ses relations avec les autres
Notes
[1] - Le mot assertivité vient de l’anglais assertiveness, substantif formé à partir du verbe « to assert » : affirmer, assertion, s’affirmer, défendre ses droits, défendre son opinion. Assertiveness peut se traduire en français par affirmation de soi. (Wikipédia)
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