Accès permanent, instantanéité … et si l'avenir du numérique était intermittent ?

Accéder à une application ou un site web à 3h30 du matin, recevoir une notification dès l'instant où un nouvel article est publié dans un média, avoir une connexion internet dans les transports ou dans les rues, au restaurant … Ces dernières années, nous nous sommes beaucoup habitué.es à ce que tous nos services numériques soient accessibles en permanence et de façon instantanée. Dans notre imaginaire collectif, c'est d'ailleurs une des grandes promesses de la numérisation : la technologie doit nous affranchir du temps et des distances pour nous permettre d'accéder à tout, tout le temps, de n'importe où.

Cette promesse, aussi belle soit-elle, s'accompagne d'importants coûts sociaux et environnementaux : consommation électrique, surdimensionnement et usure des appareils et des infrastructures, dépendance aux réseaux internet et électrique, perturbations psychologiques et phénomènes d'addiction… Bien que ce paradigme soit la norme à l'heure actuelle, en l'état, ce numérique "tout, tout le temps, partout" n'est ni soutenable, ni même souhaitable. Mais comment faire autrement ? Qu'a-t-on à y gagner ? Dans cet article, nous allons faire un premier pas et explorer des pistes de solutions pour construire des services numériques qui soient moins permanents, moins instantanés, mais plus respectueux du monde et plus résilients. Il ne s'agit évidemment pas d'une liste exhaustive, seulement d'un point de départ. Le reste du chemin, c'est à nous - les développeur.ses, les designers, les utilisateur.ices et tous.tes les acteur.ices du numériques - de le tracer !

Prenons le temps

Si vous utilisez les applications mobiles de la plupart des médias d’information, vous êtes notifiés instantanément à la publication du moindre article. Dans la presse papier, en revanche, vous ne recevez votre journal quotidien qu'une fois par jour, et cela vous semblerait absurde de réimprimer des journaux en cours de journée dès qu'un nouvel article est écrit.

Maintenant imaginez un instant que les médias numériques que vous lisez ne publient plus en continu, mais seulement une fois par jour. Serait-ce vraiment problématique ? Certes, vous seriez sans doute mis au courant des aléas du monde avec quelques heures de délai, mais vous ne seriez pas perturbés par des notifications plusieurs fois par jour, voire plusieurs dizaines, pour des articles que vous ne lisez majoritairement pas … Si l'on prend encore un peu plus de recul, on peut même imaginer appliquer ce principe bien au-delà des sites d'informations ! Avez-vous vraiment besoin de voir en direct les nouvelles publications de photos sur Instagram ou de vidéos sur Youtube … ? D'ailleurs, sur ces réseaux sociaux vous ne voyez généralement pas toutes les publications, et pas en temps réel, puisque tout ce qui vous est montré sur ces plateformes est optimisé par des algorithmes de façon à capter un maximum votre attention, et non pour que vous voyiez ce qui vous intéresse vraiment.

Publier du contenu à intervalles fixes plutôt qu'en continu peut aussi permettre de simplifier grandement les besoins techniques de ce genre d'applications : il n'y a plus forcément besoin de gros CMS (Content Management System) ou de micro-services disponibles en permanence, une partie du service numérique peut être assuré par un simple générateur de sites statiques qui ferait un nouveau build une fois par jour. Un système plus simple, plus léger, donc moins impactant sur l'environnement, plus sûr, plus facile à maintenir, induisant moins de perturbations des utilisateur.ices via les notifications … Dans beaucoup de cas, ne pas mettre à jour le contenu en temps réel pourrait sans doute être très bénéfique !

Stop push ! Non merci aux notifications.

Une personne lambda qui détient un smartphone et une adresse e-mail reçoit en moyenne entre 60 et 80 notifications push par jour, et plus d'une centaine de mails.  Plusieurs études ont déjà mis en lumière de façon claire les impacts négatifs des smartphones - et notamment les notifications - sur leurs usagers en termes d'addiction, de stress et de concentration. Ces statistiques interrogent, d'autant plus que seuls 20 à 40% des mails sont ouverts… Et ne parlons même pas des coûts écologiques indirects dus à une plus grande utilisation des terminaux, des réseaux et des serveurs.

Tout cela cumulé amène d’importants impacts négatifs pour un impact positif très mitigé… Les notifications, sous toutes leurs formes, sont un bon exemple parmi d'autres d'une utilisation exagérée, presque abusive, du numérique ! Face à ce problème, il y a pourtant une solution assez évidente : ne pas implémenter de notifications. Simple. Efficace.

Bien évidemment, il ne s'agit pas de supprimer bêtement toutes les notifications. Certaines ont tout à fait leurs raisons d'être et peuvent même être primordiales pour le service, comme pour les messageries instantanées ou des notifications d'urgence. Mais il nous faut essayer de prendre du recul sur nos habitudes de conception : est-il vraiment nécessaire d'envoyer des mails de confirmations de paiement ou de commande alors que l'information est déjà disponible dans l'interface utilisateur ? Est-ce qu'on pourrait regrouper des informations en une seule notification journalière plutôt que d'en envoyer plusieurs par jour ? Est-ce qu'on peut laisser l'utilisateur.ice choisir les notifications qu'il ou elle veut recevoir, et à quelle fréquence ? … Des questions assez basiques et des implémentations qui ont un coût de développement assez faible, voire inexistant si le service est designé directement dans l'idée de n'envoyer que des notifications essentielles !

Ça va être tout noir !

Le réchauffement climatique et ses multiples conséquences vont rendre, et rendent déjà, notre monde de plus en plus instable. Évènements météorologiques extrêmes, instabilité politique et sociale… Dans de telles conditions, il est difficile d’imaginer qu’un accès permanent et optimal à une connexion internet soit garanti. Il ne l’est d’ailleurs même pas aujourd’hui : il existe encore beaucoup de zones blanches et de situations (transports en commun…) dans lesquelles il est impossible d’accéder à internet, y compris dans des pays très développés et numérisés (voir la carte de couverture du réseau mobile en France de l'ARCEP).

La conception d’applications “offline first”, capables de fonctionner au maximum sans accès à internet, est donc déjà - et sera encore plus à l’avenir - un enjeu important pour l’accessibilité et la résilience de nos services numériques. Une telle application, indépendante d'un accès à internet, peut fonctionner dans toutes sortes de conditions - des zones reculées, des lieux touchés par des catastrophes naturelles où les infrastructures réseaux ont été endommagées, etc. - et ainsi fournir un accès bien plus fiable à un service numérique.

Pour y parvenir, nous disposons déjà de tout un panel d’outils pour optimiser le fonctionnement hors connexion de nos applications : gestion du cache, progressive web apps, base de données frontend, adaptation de l’UI… Les principales limites se trouvent en fait dans nos habitudes de conception, de développement et d'usage ! Cela nous rassure de rester dans le paradigme du "tout le temps connecté" auquel nous sommes habitués ; il nous faut être créatif et sortir un peu de notre zone de confort !

Pour aller plus loin sur le sujet des applications offline first, vous pouvez commencer par lire les quelques articles ci-dessous, ou encore vous intéresser à des applications qui utilisent bien certains de ces principes, comme Newpipe sur Android - un lecteur YouTube open source, sans pub, sans compte, capable de télécharger du contenu pour le consommer hors connexion.

Article pour en savoir plus sur le développement d'applications "offline first" :

Tisser des toiles plus solides

Nos infrastructures réseaux représentent aussi un enjeu majeur pour la résilience du numérique. Nos réseaux actuels sont, certes, performants mais également très peu flexibles. Ils nécessitent d'importants travaux pour être agrandis ou réduits, et certaines topologies très hiérarchiques ont des points sensibles dont dépendent tout le reste du réseau, ce qui les rend très peu capables de résister à des chocs ou des perturbations. En plus de construire des applications plus résilientes à des coupures ou des absences de réseaux, nous pouvons aussi envisager de construire des réseaux qui seraient eux-même plus résilients.

Pour y parvenir, plusieurs architectures semblent particulièrement prometteuses et font actuellement l'objet de nombreuses études et expérimentations, comme les réseaux hybrides à connectivité intermittente (RHCI). Ces réseaux pair à pair peuvent être composés d'infrastructures fixes et d'objets mobiles, utiliser différentes méthodes de communication (filaires, Wi-Fi, Bluetooth…) et employer des protocoles informatiques particuliers afin de supporter des ruptures de connectivité et des partitionnements du réseau.
Si le sujet vous intéresse, et que vous aimez vous plonger dans la technique, la thèse Systèmes  pair-à-pair pour l'informatique opportuniste d'Armel Esnault, publiée en 2017, est un très bon point de départ.

Par ailleurs, si l'on prend le temps de regarder au-delà de nos sociétés occidentales très numérisées, on trouve dans de nombreux pays en voie de développement des initiatives très ingénieuses pour amener un accès à internet dans des zones reculées, et en utilisant très peu de ressources. L'un des projets les plus connus et aboutis est le "Daknet" (à ne pas confondre avec le darknet), notamment déployé dans certaines régions d'Inde, qui offre un accès différé à internet via un réseau de points d'accès fixes et mobiles qui servent de tampons aux données jusqu'à ce que le point d'accès mobile arrive à portée d'une connexion internet. Ce système permet de connecter des millions de personnes à très bas coût. Malheureusement, la plupart des applications ne sont pas conçues pour fonctionner dans ce type de configuration… d'où la nécessité de revoir aussi notre façon de concevoir et développer nos logiciels. À l'heure actuelle, dans les pays occidentaux, ce genre de réseaux n'a pas vraiment de raison d'être déployé puisque les infrastructures déjà en place fonctionnent très bien. Mais en cas de destruction de parties du réseau, lors de catastrophes ou de ruptures d'approvisionnement, il pourrait être pertinent de chercher à déployer des solutions comme le Daknet, ou autres architectures plus résilientes et facilement déployables.

Conclusion

Les perturbations actuelles et futures liées à la catastrophe écologique et sociale nous imposent de revoir notre rapport à la technologie et de sortir du paradigme de la surabondance du numérique. Dès maintenant, commençons à construire des services numériques plus sobres, plus résilients, qui vont à l'essentiel et ont un impact positif sur le vivant ! Une première étape est d'imaginer et de développer des façons moins instantanées et moins permanentes d'utiliser le numérique afin d'amoindrir ses effets négatifs. Cet article donne quelques pistes concrètes pour aller dans ce sens, mais la démarche implique de prendre du recul et repenser notre besoin et la place que doit - et peut - occuper le numérique dans nos vies. Dans beaucoup de cas, faire du "numérique responsable" nécessite de changer de business model, voire de réorienter totalement certaines activités… Pour cela, pas de recette miracle ! Il nous faut impliquer tous les acteur.ices pour expérimenter et innover dans la sobriété !

Sources

Remerciements

Clément Isaia, Guillaume Baptiste, Alexis Nicolas, Théo Gautier, Ludwig Chieng, Adrian Staron et Nicolas Bordier pour leurs précieux conseils.