[La Duck Conf 2024] Compte Rendu : slow.tech, l'éco-conception sera radicale ou ne sera pas

Introduction

Le 26 mars dernier a eu lieu la La Duck Conf 2024, la conférence tech by OCTO qui s'adresse aux architectes de SI. Parmi les différents sujets abordés, la soutenabilité de nos systèmes d'informations.

C'est ainsi que nous accueillons Frédéric Bordage, fondateur en 2004 du collectif GreenIT. Ancien développeur, directeur technique, consultant et journaliste, il conseille aujourd'hui entreprises, collectivités et institutions sur le sujet du numérique responsable.

Sur un sujet finalement très peu technique, Frédéric Bordage vient remettre les pendules à l’heure. Il nous explique dans cette conférence l'urgence environnementale et comment le numérique y joue un rôle. Il nous montre ce qu'est la démarche slow.tech et comment nous y mettre. Enfin il nous fait un retour d'expérience pour nous montrer comment depuis 15 ans, le collectif GreenIT met ça en place concrètement.

Photo de Frédéric Bordage durant la conférence

Quelques ordres de grandeur pour comprendre le contexte

Remettons-nous en tête ce qu'est le numérique. Nous professionnels du numérique, baignons dedans tous les jours et il est parfois difficile de se rendre compte des impacts de cet outil. Alors afin que nous soyons tous alignés, pour comprendre pourquoi nous voudrions nous engager dans cette démarche slow.tech et saisir quel est le niveau d'urgence, voici quelques chiffres.

Au milieu des années 60, quand la NASA a commencé à lancer les missions Apollo, l'ordinateur le plus puissant sur terre - l'AGC "Apollo Guidance Computer" - avait 4ko de mémoire vive. Aujourd'hui sur un ordinateur d'entrée de gamme, on a 4Go de RAM. Soit un gain d'un facteur 1 million !

Dans le même temps, on a aussi ajouté 34 milliards d'appareils numériques sur Terre, c'est 4 fois plus que d'être humains. Et en France, avec plus de 650 millions d'équipement, cela revient à 15 appareils par adulte. Pour plus d’informations, vous pouvez consulter l’étude complète “Empreinte environnementale du numérique mondial” de GreenIT.

Si on y réfléchit bien, on a donc multiplié en 50 ans notre puissance informatique disponible d'un facteur de 34 milliards de million (de mille sabords !). Le chiffre est tellement énorme qu'il est difficile de se le représenter mentalement. Alors faisons-le… 34 avec quinze zéros derrière :

34 000 000 000 000 000

Cette évolution est colossale : elle nous permet d'avoir des bénéfices indéniables sur la santé, la science, notre compréhension du monde, mieux modéliser le climat, etc. et globalement d'améliorer la condition humaine. Pour autant, les effets négatifs indésirables eux, se font aussi de plus en plus visibles. Des impacts sur la société, sur la santé humaine et aussi évidemment sur notre environnement.

Alors posons-nous la question. Remettons en cause nos usages. Avons-nous vraiment besoin de changer de téléphone tous les 2 ans ? D'autant plus quand celui-ci embarque 8 millions de fois plus de puissance de calcul que l'ordinateur de la capsule Apollo. Faisons-nous des choses qui sont 8 millions de fois plus intelligentes qu'il y a 50 ans ? Devons-nous vraiment migrer vers la 5G ? Il y a peut-être un arbitrage à faire. Nous allons voir comment continuer à faire du numérique, mais en réduisant ses impacts.

C'est pour nous éclairer sur ces choix et ces interrogations que nous allons nous poser les 3 questions suivantes concernant les impacts négatifs du numérique et y répondre du point de vue de la science :

  • Quels en sont les impacts ?
  • Est-ce durable ?
  • Comment les réduire ?

1. Comprendre les enjeux d’une approche radicale de la réduction de nos impacts

Les limites planétaires sont un concept scientifique qui forme la base fondamentale de toutes les démarches sur le développement durable. Ce sont des limites qu'il ne faut absolument pas dépasser sans quoi nous allons complètement casser les équilibres du vivant. Mauvaise nouvelle, sur les 9 limites planétaires nous en avons déjà dépassé 6. Et ça s'accélère.

3 graphiques circulaires illustrant les 9 limites planétaires.
Le premier de 2009 avec 3 limites franchies sur 9.
Le deuxième de 2015 avec 4 limites franchies.
Le troisième de 2023 avec 6 limites franchies.Source : The evolution of the planetary boundaries framework. Licenced under CC BY-NC ND 3.0 (Credit: Azote for Stockholm Resilience Centre, Stockholm University. Based on Richardson et al. 2023, Steffen et al. 2015, and Rockström et al. 2009)

Le dépassement de ces limites engendre assez directement 16 crises majeures environnementales et sanitaires. En France, le numérique contribue à 4 de ces 16 crises :

  • Épuisement des ressources abiotiques minérales pour 26% ;
  • Épuisement des ressources abiotiques fossiles pour 24% ;
  • Radiations ionisantes pour 28% ;
  • Réchauffement global à 11%.

[Ressources abiotiques est le terme qui désigne les ressources qui ne sont pas du vivant. On parle donc ici des métaux, des minerais, du pétrole, etc.]

Les sources concernant les 16 crises environnementales et sanitaires : “User guide for the Member States - Consumption footprint Tool” - Commission Européene (2023) en page 16 du document ; pour la contribution du numérique en France : « Evaluation de l’impact environnemental du numérique en France » (2022) de l’ADEME-ARCEP, en p. 97

Nous définirons un futur soutenable par : “un futur dans lequel nous avons chacun et chacune une capacité à émettre des gaz à effet de serre, à consommer de l'eau, à extraire des ressources du sol, etc. tout en ne dépassant pas les limites planétaires”. En terme d'empreinte carbone seule, cela nous donne un budget annuel maximum de 2 tonnes de CO2 par personne. Dans ce futur soutenable, notre usage actuel du numérique représenterait alors 40% de notre budget annuel carbone et de notre usage de ressources abiotiques. Avec les 60% restants nous devons nous loger, nous nourrir, nous vêtir, nous déplacer, etc.

Et la tendance des 15 dernières années nous montre que cet usage du numérique non seulement n'est pas stable mais augmente de manière exponentielle et son usage d'ici 2025 représentera non pas 40 mais 60% de notre budget carbone !

Où et quand ces impacts ont-ils lieu ?

Contrairement aux idées reçues souvent véhiculées dans les médias, la majorité des impacts du numérique se concentre dans la fabrication et l'utilisation des terminaux utilisateurs, autrement dit : nos téléphones, ordinateurs, écrans de télévision, box, etc.

Mais alors comment est-ce que ces impacts peuvent-ils bien provenir de mon téléphone ?

Pour y répondre nous allons utiliser un outil que nous allons beaucoup voir dans la suite de l'article : l'Analyse de Cycle de Vie (ACV). C'est une méthodologie bien connue dans l'industrie et qui commence depuis plusieurs années à faire son trou dans le domaine du numérique. L'ACV multicritères est définie par les normes ISO 14040 + PEF+ PCR.

Cette méthodologie nous permet de regarder la vie entière d'un produit (dans notre cas numérique), depuis l'extraction des ressources naturelles et minières nécessaires à sa fabrication jusqu'à sa destruction : recyclage, décharge, réutilisation… On regardera également ses usages et les contraintes nécessaires à cet usage.

Grâce à l'ACV, nous obtenons une vue d'ensemble des impacts liés au produit, sur l'ensemble des limites planétaires, dépassant ainsi l'angle unique du carbone. Elle à un avantage majeur face à l'empreinte carbone seule : celle de mettre en évidence les reports d'impacts éventuels. C'est-à-dire pouvoir montrer par exemple qu'un produit vertueux en impact carbone aurait en réalité de grands impacts sur la consommation d'eau ou de ressources abiotiques et nous donner ainsi une image biaisée des impacts.

Avec cette analyse donc, nous apprenons que 65 à 75% des impacts environnementaux de nos terminaux se concentrent lors de la phase de fabrication. En effet, c'est l'extraction des ressources du sol, l'activité minière, qui est la cause majeure de ces impacts.

Un graphique en anglais de résultat d'ACV en 5 parties : Pre-manufacturing, manufacturing, distribution, use, disposal. La partie pre-manufacturing concentre entre 60 et 80% des impacts sur les critères analysés. Manufacturing et Distribution sont anecdotiques. Use et Disposal ont un ou deux critère entre 20 et 60% des impacts.Source : Choi & al "Life Cycle Assessment of a Personal Computer and its Effective Recycling Rate" (2006)

Ce qui signifie assez directement que notre plus gros levier de réduction des impacts tient en 2 points :

  • fabriquer moins d'équipements
  • qui durent plus longtemps

Des limites des ressources abiotiques

Si le carbone peut nous sembler plus ou moins être (à notre grand dam) infini, ce n'est pas le cas pour les matériaux dont nous nous servons pour la fabrication de nos appareils numériques. En effet, près d'une trentaine de métaux différents ont besoin d'être extraits, raffinés et transformés pour atterrir dans nos terminaux.

Et malheureusement l'industrie du numérique est, malgré ses beaux discours, une industrie qui fonctionne en cycle ouvert - par opposition à "économie circulaire" dans laquelle le recyclage nous permet de réutiliser des ressources déjà extraites -, le taux de recyclage des matériaux étant pour la plupart ridiculement bas. Chaque appareil supplémentaire est donc directement responsable de l'extraction de ressources supplémentaires, qui sont belles et bien limitées.

Un tableau périodique des éléments. Ils sont colorés de rouge (0%) à vert (100%) en fonction du pourcentage de recyclage dans l'union européenne. La plupart sont en dessous de 15%. Quelques uns se démarquent par des bons score tels que le plomb (75%), le cuivre (55%), l'argent (55%). Source : Commission Européenne (2018) "Measuring progress towards circular economy in the European Union – Key indicators for a monitoring framework" (cf p. 32)

Ce tableau date de 2018, et depuis nous avons fait certes quelques progrès dans le recyclage des déchets numériques, pour autant ce recyclage reste économiquement non-rentable et donc n'est pas fait. Quand bien même nous saurions et voulions tout recycler, nous ne savons pas aujourd'hui aller assez vite pour répondre à la demande. Il nous faut donc, même avec un meilleur taux de recyclage, ralentir. Vous pourrez en lire plus dans le livre de Philippe Bihouix "Quel futur pour les métaux ?".

"Au-delà des impacts environnementaux, il faut ralentir pour économiser la ressource numérique qui s’épuise inéluctablement."

Le numérique est une ressource non renouvelable ! A notre rythme actuel d'usage des ressources, il nous reste au pire 30 ans, au mieux peut-être 60-80 ans, avant que les métaux utilisés actuellement dans nos machines ne soient inaccessibles. Que ce soit par l'augmentation des coûts, par l'augmentation de la complexité d'accès, par l'épuisement des ressources connues, par des conséquences écologiques inacceptables, etc.

Deux graphiques concernant la production et l'extraction de métaux. A gauche : l'évolution de la production de métaux. Une inflexion très nette a partir de 1960 avec une augmentation exponentielles des Terres Rares et du Niobium. A droite : la durée de vie des réserves rentables estimées par métal. Les deux tiers des métaux étudiés ont des reserves rentables estimées a entre 30 et 80 ans.Sources : Figure de gauche : BRGM ; Figure de droite : McKinsey, USGS, DERA

Tout cela nous amène à réfléchir très sérieusement à la sobriété numérique, que nous pouvons définir comme étant la volonté de :

Tendre vers un usage plus raisonnable du numérique

Mais alors, lorsque nous sommes architectes de services numériques, que nous baignons là dedans tous les jours, que nous sommes tiraillés par les contraintes de budgets, les besoins métier, les attentes utilisateurs, comment pouvons-nous faire ?

2. Découvrir la slow.tech

Allons faire un tour du côté des mathématiques et définissons la slow.tech avec la formule suivante :

slow . tech = ( low + high ) . tech

Déchiffrons-la ensemble : la slow.tech, c'est la combinaison intelligente de la low-tech et du high-tech et de savoir quand et comment utiliser l'un ou l'autre.

La slow.tech en exemples

Détecter le cancer

Dans le domaine de la santé, Google a développé il y a quelques années, un IA capable de détecter des cancers chez les patients sur des IRM bien mieux et bien plus rapidement qu'un oncologue.

En parallèle, en France on n'a pas Google mais on a l'Institut Curie. Tirant parti de recherches sur les phéromones émises par les malades atteints du cancer, ils ont dressé des chiens capables de les repérer et aujourd'hui ces chiens savent détecter le cancer avec un meilleur taux de réussite et avec moins de faux positifs que l'IA de Google.

Est-ce que ça veut dire pour autant que nous devons jeter toutes les IA à la poubelle ? Non, mais cantonnons là aux domaines où un chien ne sait pas faire.

Payer un ticket de transports en commun

Second exemple : deux services de transport publics qui permettent d'acheter un billet avec son téléphone. L'un nous propose de scanner un QR code pour acheter son billet. Le second nous propose d'envoyer un SMS.

Pour le même service à l'utilisateur, acheter un billet, un des services nous oblige à posséder un smartphone et l'autre peut se faire avec un feature phone de plus de 20 ans, tout en nécessitant moins d'infrastructure pour faire fonctionner le service.

"Retenez ce mot, "ingénieux". Vous êtes des ingénieurs : Redevenez ingénieux ! Creusez-vous la tête !"

Dans ces deux exemples, la même méthode simple aurait pu être appliquée pour obtenir le même résultat : l'approche slow.tech.

Une approche efficace pour atteindre le facteur 10 dans le domaine de la tech et du numérique

L'approche slow.tech est une démarche en 4 étapes :

1. Identifier les sources d'impacts et de tension sur les ressources

La première étape est, vous l'avez déjà compris, de faire une analyse de cycle de vie du service numérique qui nous intéresse. Cela nous donnera notre point de départ et notre base de comparaison pour tester ensuite nos différentes hypothèses et la solution retenue.

Il est essentiel lors de cette première ACV de bien définir quelle sera l'unité fonctionnelle sur laquelle portera l'analyse, c'est-à-dire le geste métier concret (dans notre exemple précédent : acheter un billet), car c'est celui-là que nous allons mesurer et changer, et non pas le logiciel.

D'une part car un logiciel, ça n'existe pas. C'est l'état à l'instant T d'un matériel physique. Nous ne pouvons donc pas en quantifier les impacts. En revanche, nous pouvons tout à fait le faire pour un service numérique.

D'autre part parce que nous allons le voir, il est très probable que notre solution ne soit plus entièrement logicielle.

2. Proposer une alternative viable associant low-tech & high-tech

L'objectif est simple : réfléchir à quels endroits nous pourrions enlever du numérique afin de le remplacer par une solution low-tech et obtenir quelque chose de tout à fait utilisable et qui continue d'apporter une solution viable.

"Utilisez votre cerveau et votre bon sens paysan."

Il faut savoir allier numérique / high-tech là où il est fort et pertinent, là où il est irremplaçable, avec les solutions qui existent déjà depuis longtemps. Parfois cela veut dire faire un pas de côté pour trouver une solution non-orthodoxe mais à l'efficacité redoutable. Comme dans les deux exemples mentionnés plus haut. Nous allons voir par la suite un exemple plus concret et détaillé.

3. Évaluer les gains dès la conception

Après avoir réfléchi et trouvé des idées, nous refaisons une ACV avec un certain nombre d'hypothèses prédictives concernant la nouvelle solution afin d'avoir une idée des nouveaux impacts et des gains potentiels.

"Avant de faire de l'écologie-bobo pour créer des solutions qui n'en sont pas, on fait un travail scientifique pour s'en assurer."

C'est avec cette démarche scientifique que nous pouvons tordre le cou à des idées reçues telles que vouloir rationner internet pour arrêter de regarder des séries en streamant des vidéos 4K. Quand on regarde les impacts d'un tel usage, nous remarquons que :

  • il y a très peu de différence d'impacts entre une box "en veille" ou qui télécharge des Go de vidéo,
  • 90% des impacts sont liés à la fabrication de la TV. Et donc si vous voulez réduire vos impacts, plutôt que de regarder des vidéos en 480p, faites durer votre écran.

4. Valider sur le terrain

Évidemment, nous ne saurions nous en tenir à des hypothèses. Pour savoir si notre proposition est la bonne, il faut tester ! Prévoyez donc là création d'un PoC (Proof of Concept) ou d'un groupe pilote pour essayer votre hypothèse et validez les résultats avec une nouvelle ACV (et oui encore une !).

Quelques conseils sur la méthode

Soyez radicaux, ce n'est pas un gros mot. N'ayez pas peur de choisir d'autres solutions qui font le job. Il faut accepter de ne pas utiliser la dernière techno et sortir de la vision prométhéenne du monde où la tech va sauver le monde. Nous voulons pousser la démarche dans ses retranchements. Imaginez utiliser le service en zone blanche, au fond de la campagne avec votre feature phone reconditionné.

Il faut penser complémentarité. Ne pas opposer geeks de la start-up nation et réfractaires à la tech, mais au contraire les associer là où chacun est le plus adapté et le plus efficace.

"Radical, c'est pas intégriste. Ça veut dire appuyer plus vite et plus fort sur la pédale de frein, c'est tout."

Enfin : "Moins c'est mieux". Parfois, il suffit simplement de réduire le nombre d'appareils sans que cela n'impacte la qualité de service. Exemple concret : Il ne sert à rien d'avoir un capteur de CO2 dans chaque pièce si nous arrivons à obtenir les mêmes informations avec 2 fois moins de capteurs. Cela permet tout de même de réduire les impacts environnementaux de 30%.

Les difficultés

La principale difficulté à laquelle vous allez vous confronter, c'est l'envie de répondre à un problème par une solution technique et innovante. C'est perturbant et contre-intuitif de se dire que demain vous allez associer une IA avec des chiens. Mais aujourd'hui on sait que le développement durable ne sera possible que si l’on a une solution hybride, pour ne pas faire que du tout technologique.

Vous allez également devoir vous battre contre le conformisme des décideurs, ou les vagues de hype. Aujourd'hui si vous ne mettez pas d'IA dans votre produit (ou il y a quelques années, un chatbot), vous êtes has-been. Cela nous pousse ainsi à une surenchère de numérique dans nos produits, qui est bien souvent inutile pour répondre au besoin initial.

Dans la même veine, vous remarquerez parfois des PO qui ne sont pas très innovants, qui se basent sur les solutions que font les voisins, ou qui ont peur de proposer des solutions radicales et de ne pas plaire à leur client.

Si vous voulez convaincre votre PO, demandez-lui s'il préfère être à la place de Yahoo ou de Google ? De Trainline ou de SNCF Connect ? L'un applique des principes de sobriété (et d'éco-conception) radicaux, l'autre non.

Alors bien évidemment dans ces exemples, ils ne l'ont pas fait pour sauver la planète, mais c'est ce qui a fait leur succès. Faire une chose et le faire bien. C'est une vraie différence en terme de business ou de solidité du SI (ou de coûts opérationnels) et il y a des gains économiques forts à entrer dans ce type de démarche.

Enfin, le dernier frein c'est le manque de compétences sur les sujets d'ACV et d'éco-conception. Mais bonne nouvelle c'est probablement le problème qui se règle le plus facilement. En effet, le collectif GreenIT a toute une offre de formations pour régler ce problème de compétences et faire monter les équipes sur ces sujets. OCTO Technology, qui fait partie du collectif, propose également de nombreuses formations sur le sujet.

À la racine de cette situation, nous nous confrontons principalement à l'absence de prise de conscience réelle sur l'urgence environnementale, et nous sous-estimons très largement ses répercussions business.

La force réglementaire

Que vous soyez convaincus ou pas, vous allez le faire de gré ou de force. Pourquoi ? Car le législateur considère que nous ne faisons pas assez d'efforts sur ce sujet.

En France et comme ailleurs dans le monde, des lois se mettent en place. Par exemple avec la loi REEN (loi visant à Réduire l'Empreinte Environnementale du Numérique) dont l'article 25 édicte que l'on va mettre au point un Référentiel Général d'Eco-conception de Services Numérique : c’est le fameux RGESN, dont la v2 est prévue pour cette année.

Il va sans dire que lorsque les députés exigent la mise en place d'un référentiel de bonnes pratiques, c'est pour ensuite en imposer le respect, comme c'est déjà le cas pour d'autres référentiels comme RGAA pour l'accessibilité ou RGPD pour les données et la vie privée.

Second exemple, et nous n'allons pas tous les citer, l'article 2 de la loi Climat, qui concerne l'affichage environnemental obligatoire d'un "éco-score" pour permettre aux utilisateurs de connaître rapidement les impacts d'un service ainsi que la méthodologie utilisée pour y parvenir.

"Les objets dits intelligents sont en réalité cons comme la lune !"

Par ailleurs, le collectif GreenIT fait depuis plusieurs années beaucoup de plaidoyer afin de faire avancer la loi sur d'autres secteurs. Notamment concernant la durée de vie des mises à jour des systèmes d'exploitation mais aussi de tous les logiciels fournis avec un ordinateur, pour passer de 2 à 5 ans d'obligations de mise à jour. Il existe le même travail concernant les OS mobiles, où à travers le règlement éco-design, ils espèrent obtenir un allongement significatif de la durée de ces mises à jour.

Malheureusement le travail législatif est long et ces avancées ne verront le jour que dans 5 à 10 ans probablement.

Dans le domaine de l'Internet of Things, le collectif travaille également sur la rétrocompatibilité des objets connectés, qui aujourd'hui n'ont d'intelligence que grâce à des APIs et un serveur à l'autre bout du monde qui fait le travail. Il prépare du droit qui obligerait les éditeurs IoT à rendre open-source leurs APIs lorsqu'ils décident d'arrêter de maintenir le service, afin de ne pas être obligés de jeter ces objets à la poubelle.

Faites donc de cette contrainte réglementaire une force, un facteur d'innovation et de différenciation.

3. Retours d’expérience

Avant de finir, discutons ensemble d'un cas concret, pour vous faire un retour d'expérience et comprendre jusqu'à quel point la démarche slow.tech peut remettre en question nos premières idées sur un produit.

Nous allons nous intéresser au cas de WeatherForce, startup basée à Toulouse et spin-off de MeteoFrance, qui fait des prévisions pluviométriques pour les agriculteurs. En 2018, WeatherForce commandite GreenIT avec deux objectifs :

  • réduire les impacts environnementaux de son produit, par un facteur 2 ou 4 ;
  • conquérir les pays émergents, avec notamment un village pilote en zone rurale en Côte d'Ivoire.

Ils commencent donc par une analyse de cycle de vie et se rendent assez vite compte que le plus gros impact de la consultation des prévisions météo est de loin le fait de recourir à un smartphone 4G. C'est la fabrication de ce smartphone qui concentre la majorité des impacts de ce besoin métier. Le cloud arrive en seconde position mais de façon beaucoup plus minoritaire. Le reste est anecdotique.

Un résultat d'ACV. C'est un graphe en 6 colonnes, une pour chaque critère analysé (empreinte carbone, consommation d'eau, utilisation d'énergie globale, utilisation d'énergie fossile, utilisation d'énergie nucléaire, utilisation de ressources abiotiques minérales). Sur le graphe on voit un impact très majoritaire de la fabrication du smartphone, suivi de l'usage du cloud plutôt minoritaire.

Ils se sont donc posés la question des solutions possibles pour réduire cet impact. Un serveur vocal sur lequel on taperait son code postal sur le clavier du téléphone est un exemple. Plusieurs idées ont émergé mais ils ont fini par se dire que le plus simple était probablement de recevoir un SMS qui dit à l'utilisateur qu'il va pleuvoir telle quantité sur sa parcelle.

Cette idée nous permet de supprimer totalement le besoin d'avoir un smartphone, et pourrait totalement fonctionner avec un vieux Nokia 3210.

Deuxième point, ils constatent qu'en moyenne, les agriculteurs vont consulter les prévisions 2.4x par jour - en mode pull -, créant ainsi des millions d'allers-retours réseau inutiles et surchargeant la base de données. En retournant entièrement la démarche pour passer en mode push, l'agriculteur n'ira consulter les prévisions que lorsqu'il reçoit un SMS l'alertant d'un risque de pluie dans la journée, réduisant ainsi considérablement le nombre d'appels réseaux.

"Les concurrents se demandaient encore « mais enfin, quand est-ce qu'ils vont enfin développer la 4G pour que je puisse enfin attaquer ce marché ?»."

Cela les à amené à repenser complètement le modèle économique. En passant d'un modèle où chaque agriculteur s'abonnait pour 1 euro (et où 25 agriculteurs rapportaient donc 25 euros) à un modèle où un village entier s'abonnait pour 25 euros.

Beaucoup plus intéressant économiquement parlant pour la startup, mais aussi une façon de passer outre l'illettrisme très présent dans ces régions, car presque 30% des agriculteurs étaient incapables de lire le SMS.

C'est donc l'instituteur ou l'institutrice du village ainsi que le ou la comptable, qui notaient et dessinaient les prévisions météo sur leurs tableaux, l'information étant rapportée par les enfants. En discutant entre les différentes familles, les erreurs éventuelles de transmissions étaient vite repérées et corrigées.

Grâce à cette démarche, les impacts environnementaux du produit ont été divisés par un facteur 2 à 4. Techniquement, on observe également une réduction de 76% du nombre de requêtes, de 78% du volume de données téléchargées et de 50% de la consommation réseau.

Un résultat d'ACV. Sur le graphe on voit un impact légèrement majoritaire de l'usage du cloud, la fabrication du terminal représentant maintenant entre 20 et 40% de l'impact.

WeatherForce a ensuite pu se déployer très rapidement dans les pays émergents.

Cette démarche est donc aussi un facteur de différenciation de son offre et de compétitivité au-delà de la simple réduction des impacts environnementaux et d'économie de la ressource numérique.

Takeaway

Dans un futur où chacun doit réduire son "budget" carbone annuel à 2 tonnes par an, notre usage actuel du numérique représente 40% de ce budget. C'est tout simplement insoutenable.

Au rythme actuel, il nous reste 30 ans de "réserves numériques" devant nous. Peut-être plus si les études se trompent. Ça sera peut-être 60 ou 90 ans, mais il est certain que ça ne sera pas des siècles. Cela signifie qu'en tant que civilisation nous devons faire un effort considérable, maintenant, si nous voulons que ceux qui nous suivent puissent profiter des apports bénéfiques du numérique.

Pour parvenir à diviser nos impacts par 10, nous avons 2 axes - fabriquer moins d'équipements et qui vont durer plus longtemps - et 3 clefs fondamentales : sobriété, réemploi et éco-conception. Et concernant l'éco-conception radicale, la slow.tech, nous pouvons y aller à 2 vitesses :

  • business as usual : on se donne bonne conscience. C'est ce que font 80% des entreprises du CAC 40, qui compressent leurs fichiers, mettent en cache, etc. C'est évidemment une bonne chose, il faut le faire et c'est extrêmement simple à mettre en place. Mais nous sommes bien loin des efforts nécessaires. Concrètement : on est morts.
  • être radicaux : remettre en question le modèle du 100% numérique, réfléchir - en tant qu'architectes et développeurs - à des systèmes de plus en plus hybrides, intégrants de plus en plus de low-tech. Nous allons progressivement voir nos métiers changer. C'est indispensable si nous voulons atteindre les objectifs de développement durable et laisser un monde viable à nos enfants.

Terminons avec le mot de la fin de la part de Frédéric Bordage :

"Allez-y, c'est fun ! On à l'impression d'être des Mac Gyver du numérique. Il faut être créatif et trouver des solutions hors-normes. Ça fait 30 ans que je bosse et je m'amuse plus maintenant que quand je devais déployer un ERP."